Un défi pour l’Europe : organiser sa défense
Par Monsieur Jean-Marie DEDEYAN, ancien Professeur associé des Universités, Vice-Président de la fondation Charles de Gaulle, Membre du Conseil d’EuroDéfense-France
Le changement mis en œuvre par le Président Donald Trump depuis son retour à la Maison blanche, son autoritarisme, le cynisme d’un redressement effectué pour promouvoir sa conception de l’avenir des Américains et son appétence pour l’autocratie et la fréquentation de dirigeants soucieux de grandeur et de puissance au mépris des valeurs traditionnelles ont mis les partenaires des États-Unis au pied du mur, sans considération du passé ou des alliances existantes .
La mise en garde adressée aux Européens par le secrétaire d’État américain à la défense, Pete Hegseth lors de sa visite en Pologne le 14 février, puis la triste altercation entre Trump, Vance et Zelensky le 28 février dans le bureau ovale de la Maison blanche en présence de nombreux journalistes accrédités ont montré l’impérieuse nécessité d’une réaction européenne face à la situation confuse délibérément provoquée par le président américain. Un chef d’État soucieux de renforcer sa relation de proximité avec le président de la Fédération de Russie en vue d’établir un nouvel équilibre alors que la Chine étend son influence et que des défis Nord-Sud et Est-Ouest apparaissent à son instigation, notamment en Asie-Pacifique.
Des négociations entre représentants de l’Ukraine et des États-Unis ont cependant commencé à huis clos le 11 mars pour évoquer la proposition américaine d’un « cessez le feu de 30 jours dans la guerre avec la Russie », accepté par l’Ukraine qui est disposée à « signer à tout moment l’accord sur les minéraux et la sécurité » préconisé par le président Trump. Celui-ci a décidé de lever « immédiatement » la suspension de l’aide à l’Ukraine et le Secrétaire d’État américain, Marco Rubio a considéré que « l’Ukraine a fait un pas, nous espérons que la Russie en fera un à son tour ».
Pour sa part, le conseiller américain à la sécurité nationale, Mike Waltz, a déclaré à la chaine Fox News que des discussions sont en cours sur « une date, un lieu et une équipe de négociations, qui permettraient de mettre fin à la guerre. Nous évoquons déjà les mesures de confiance que nous présenterons ensuite aux Russes ».
De son côté, le Président de la République, Emmanuel Macron, s’adressant aux chefs d’état-major d’une trentaine de pays réunis à Paris, les a incités à élaborer « un plan pour définir des garanties de sécurité crédibles pour l’Ukraine en cas d’accord de paix avec la Russie ».
Quelques jours avant, le Chef de l’État avait évoqué dans une déclaration télévisée la réalité de la menace russe et la nécessité d’un « réarmement » passant par un effort budgétaire de la France et des progrès substantiels de l’Europe vers une défense commune. Il avait aussi invité les forces politiques et syndicales à faire des propositions pour financer l’effort de guerre. Et le 12 mars sur France Info la Directrice générale de la Sécurité intérieure (DGSI) a révélé une augmentation en France et dans plusieurs pays européens des tentatives d’ingérence et de déstabilisation menées par les services spécialisés de la Russie tandis que le Ministre des Armées, Sébastien Lecornu, a considéré dans une interview à La Tribune (publiée le dimanche 9 mars 2025) que « les cyber-attaques sont de plus en plus sophistiquées » et que « l’intelligence artificielle va en décupler les capacités ».
Les États européens sont donc désormais dans l’obligation de tirer rapidement les conséquences des tensions et des désordres qui perturbent les relations internationales en organisant la défense de leurs intérêts, qu’ils soient militaires, commerciaux, diplomatiques ou politiques.
Pour ce faire nos dirigeants doivent considérer la place de l’Europe dans le monde et ajuster sa stratégie économique et diplomatique en fonction de ses capacités réelles : sa population est de 450 millions d’habitants soit 113 millions de plus que les États-Unis et trois fois la population de la Russie (143 millions en 2024). Son PIB, qui est de 16 970 milliards de dollars alors que celui de la Russie est de 2136 milliards, celui de la Chine de 21643 milliards et celui des États-Unis de 26185 milliards, en fait la 3e puissance économique du monde.
En 2024, les dépenses militaires des pays membres de l’Union européenne ont totalisé 457 milliards. Celles des États-Unis 968 milliards et celles de la Russie 119 milliards d’euros. L’Europe a donc les moyens de s’adapter à la nouvelle donne. Mais, comme aux États-Unis, deux conceptions s’y opposent avec des différences qui ne sont pas seulement sociales, culturelles et politiques, mais aussi territoriales, économiques et civilisationnelles au point de fragiliser la sécurité et la cohésion de ses habitants.
Pour relever ce défi, pour faire entendre notre voix, pour tenir notre rang dans le nouvel ordre qui, bientôt, pourrait émerger, une approche réaliste conduit à considérer que, tout en renforçant la compétitivité économique de l’UE, l’urgence est d’assurer la défense des intérêts vitaux, des frontières et donc de la souveraineté des États membres de l’Union européenne et de leurs alliés.
Si, durant la guerre froide, les pays d’Europe occidentale n’étaient pas en mesure d’assurer par leurs seuls moyens leur sécurité face aux menaces soviétiques, des années après la chute du mur de Berlin survenue dans la nuit du 9 novembre 1989 puis la dislocation de l’URSS en décembre 1991, la situation n’est plus la même. Actuellement la menace n’est certes pas formalisée, mais le risque doit être assumé. La défense de l’Europe est possible par et pour ceux qui le peuvent et le veulent.
Le 3 février 2025, les 27 États membres de l’UE (dont 22 sont adhérents à l’OTAN) ont ainsi organisé pour la première fois une réunion à Bruxelles entièrement dédiée à la défense. Une nouvelle réunion d’une quinzaine de dirigeants a été organisée le 2 mars à Londres à l’invitation du Premier ministre britannique et le roi Charles III a personnellement reçu le Président Zelensky .
D’autres réunions ont suivi, dont une réunion organisée à Paris le 11 mars avec les chefs d’état-major « des pays qui souhaitent prendre leurs responsabilités » en cas d’un éventuel déploiement de forces européennes pour « garantir le plein respect » d’un futur accord de paix en Ukraine.
Le général Jean-Marc Vigilant, ancien directeur de l’école de guerre, qui préside l’Association EuroDéfense et a occupé des postes de commandement au sein de l’OTAN, rappelle à juste titre dans ses récentes interventions médiatisées que « L’OTAN n’a pas d’armée propre. Elle dispose de structures de commandement au niveau politique et au niveau militaire, constituées de personnels, d’infrastructures et de systèmes d’information et de commandement permettant de planifier et conduire des opérations. Les nations décident ensuite de mettre leurs forces militaires sous commandement national, de l’OTAN, de l’UE, d’une coalition ou de l’ONU » (Interview à l’hebdomadaire Le Point 04/03/2025).
Les propos successifs du président Trump depuis son retour à la Maison blanche, les appuis dont il dispose au Parlement américain, à la Cour suprême et dans les réseaux sociaux incitent désormais différents responsables à considérer que, même si les États-Unis restent un allié, il n’est plus certain que le président américain accepte de faire appliquer par les États-Unis la garantie prévue à l’article 5 du traité de l’OTAN en cas d’agression extérieure.
Dans une telle perspective, le Traité sur l’Union européenne (TUE) établissant la base du droit de l’UE, la gouvernance et les institutions centrales de l’Union a prévu, dans son article 42.2, que « la politique de sécurité et de défense commune inclut la définition progressive d’une politique de défense commune dès lors que le Conseil européen, statuant à l’unanimité, en aura décidé ainsi ».
Et dans son article 42.7 le traité établit que « Au cas où un État membre serait l’objet d’une agression armée sur son territoire, les autres États membres lui doivent aide et assistance par tous les moyens en leur pouvoir, conformément à l’article 51 de la charte des Nations Unies. Cela n’affecte pas le caractère spécifique de la politique de sécurité et de défense de certains États membres ». Le dernier paragraphe de cet article 42.7 précise que « Les engagements et la coopération dans ce domaine demeurent conformes aux engagements souscrits au sein de l’OTAN qui reste, pour les États qui en sont membres, le fondement de leur défense collective et l’instance de sa mise en œuvre ».
Pour le moment, si un désengagement des États-Unis en Europe ne parait pas envisagé, une réduction de leur effort parait certaine et il appartient aux Européens d’en tirer les conséquences, donc d’envisager comment organiser la défense des territoires et des populations de l’Union européenne.
Et si, à ce jour, la France et le Royaume Uni disposent d’une force de dissuasion nucléaire qui les met en mesure de participer activement à la sécurité de l’Europe, il faut cependant considérer que les 27 pays membres de l’UE ont 27 armées différentes, utilisant chacune leurs propres systèmes. Des systèmes qui ne sont pas tous interopérables.
La défense de l’Europe est par conséquent confrontée à un véritable défi : mettre en œuvre un dispositif de transition pour s’organiser militairement en attendant de parvenir à mettre au point l’organisation et la mise en œuvre d’une politique cohérente de défense.
L’OTAN, qui reste le fondement de notre défense collective avec une interopérabilité avérée entre les forces armées des alliés au plan des procédures et à celui des équipements et des systèmes par des accords techniques (Standardisation agreement), parait pouvoir constituer pour les Européens un cadre permettant à leurs armées d’opérer plus rapidement en étroite coordination. A l’évidence un tel enjeu va nécessiter de nombreuses et longues discussions et pour parvenir à une évolution constructive du dialogue entre les responsables concernés, plusieurs questions doivent trouver une réponse :
1) Depuis le Brexit, la Grande Bretagne, qui ne fait plus partie de l’UE, a clairement manifesté sa solidarité sur les enjeux de la défense de l’Europe. La force de dissuasion britannique a fait l’objet du « Mutual Defence Agreement » en juillet 1958. Cet accord, renouvelé en 1994, a mis en place une coopération avec les États-Unis pour la conception, la production, les essais et l’utilisation des armes nucléaires. Et aujourd’hui, les américains peuvent exercer un certain contrôle technique sur les vecteurs de la force de dissuasion britannique.
La Grande Bretagne n’est plus membre de l’Union européenne ; mais elle demeure membre du commandement intégré de l’OTAN qui, en fait, est l’un des six commandements régionaux mis en place par les États-Unis. Les Américains vont-ils exercer une pression sur le gouvernement britannique ?
2) La force de dissuasion française peut-elle être partagée et, dans l’affirmative, jusqu’à quel point ? Dotée, grâce au Général de Gaulle, d’une force de dissuasion nucléaire opérationnelle et membre permanent du Conseil de sécurité de l’ONU, la France bénéficie d’un statut unique au sein de l’UE. Ses intérêts vitaux s’appliquent à l’ensemble de son territoire, métropolitain et ultra marin, ainsi que, à l’évidence, à ses voisins immédiats. Mais il importe de maintenir l’ambiguïté stratégique pour compliquer le calcul d’un adversaire.
L’historien Maurice Vaisse a opportunément rappelé dans une tribune parue dans Le Monde (vendredi 7 mars 2025 page 26) que le général de Gaulle, le 3 novembre 1959 à l’école militaire, a considéré que « Naturellement, il faut que la défense française soit, le cas échéant, conjuguée avec celle d’autres pays (…) Mais il est indispensable qu’elle nous soit propre, que la France se défende par elle-même, pour elle-même et à sa façon ». Puis, dans une instruction aux armées, il a précisé en 1964 que la France devrait « se sentir menacée dès, naturellement, que les territoires de l’Allemagne fédérale et du Benelux seraient violés ».
C’est le Président de la République, garant de l’indépendance nationale, de l’intégrité du territoire, donc de la souveraineté nationale, qui prend la décision d’un tir nucléaire pour protéger nos intérêts vitaux. Cette décision ne se partage pas. D’autant plus que la France comme les autres signataires se doit de respecter comme les 190 autres signataires le traité sur la non-prolifération des armes nucléaires, entré en vigueur le 5 mars 1970 et prorogé indéfiniment le 11 mai 1995.
Le champ de la dissuasion peut cependant s’étendre. Emmanuel Macron s’est déclaré disposé à discuter avec les Européens de la possibilité d’une extension du parapluie nucléaire français et le ministre de la Défense, Sébastien Lecornu, a précisé sur le réseau X, le 1er mars dernier, que « notre dissuasion nucléaire est française et elle le restera : de la conception et la production de son arme jusqu’à leur mise en œuvre sur décision du Président de la République ».
3) Mais comment envisager une extension de cette couverture à l’Europe alors que le Président de la République est seul habilité à décider de l’usage du feu nucléaire et que certains États d’Europe centrale peuvent hésiter à lui confier leur sécurité en raison du souvenir des conflits du début du XXème siècle et de traités qui marquent encore leur Histoire.
En fait, il ne peut être question en quelques mois de convenir d’un partage de la décision d’appuyer sur le bouton déclenchant un tir nucléaire. Mais il est tout à fait possible d’envisager de partager, sous certaines conditions, la sanctuarisation du territoire de l’Union et de certains de ses voisins pour les doter d’une garantie nucléaire dissuasive.
4) L’effort de défense doit-il conduire à envisager une réintroduction d’armes nucléaires tactiques dans le dispositif de défense et, dans l’affirmative, comment définir et appliquer les règles d’engagement ? Les experts des états-majors doivent y réfléchir et cette option implique une décision politique au plus haut niveau.
5) Si l’on considère les menaces qui peuvent surgir dans le ciel ou sur le territoire européen, il est aussi indispensable d’organiser le réarmement conventionnel des pays membres de l’UE car, selon de nombreux experts, une fois actée avec un bienveillant soutien de Donald Trump la conquête des territoires de l’Ukraine qu’elle occupe, la Russie de Vladimir Poutine pourrait mettre en œuvre un programme de réarmement et tenter ensuite des intrusions conventionnelles pour reprendre pied en territoire européen ou sur le territoire d’un pays ami non membre de l’OTAN ou de l’UE, avec lequel un accord de défense a été conclu (par exemple la Transnistrie, la Moldavie, …).
Il faudra par conséquent aider ce pays à repousser l’agresseur par des moyens conventionnels avant d’envisager tout recours à un tir nucléaire. Or, depuis le début de l’intrusion des troupes russes en Ukraine il y a trois ans, les armées des pays membres de l’Union européenne ont acheté 78% de leurs équipements en dehors de l’UE, dont 63% auprès des États-Unis, et ceux-ci sont trop différents pour une coordination efficace, notamment 17 types de chars et 20 avions de combat différents !
Le général Jean-Paul Palomeros, ancien commandant suprême des forces alliées en charge de la transformation de l’OTAN, a souligné dans une récente interview qu’il suffirait que les États-Unis stoppent l’approvisionnement des pièces détachées ou la mise à jour des logiciels des équipements numérisés « pour que les alliés se trouvent dans des situations très compliquées… » (Le Point 8/03/2025).
Dans le même temps, l’effort militaire de la Russie a plus que doublé, passant de 62,2 milliards de dollars en 2021 à 146 milliards en 2024. Selon le « Military balance 2025 », les dépenses militaires russes devraient atteindre cette année 7,5% du PIB et 39% des dépenses de la Fédération de Russie.
Pour prévenir un conflit de haute intensité, l’objectif doit donc être de réarmer l’Europe en harmonisant les systèmes d’armes, en renforçant les stocks de munitions, de missiles et de pièces de rechange, en relançant les programmes de boucliers antimissiles, de guerre électronique et de guerre hybride, et en imposant que les équipements militaires soient fabriqués sur le territoire de l’UE tout en rendant possible une part de technologie extra-européenne.
Et si la perspective d’un engagement majeur apparait, il faut que les industriels de l’armement soient prêts à accélérer les cadences de production et à réduire les délais avec un faible préavis. La remontée de leurs capacités dépendra aussi de la capacité des nombreux sous-traitants du secteur et de leurs sources d’approvisionnement.
Les fabricants allemands d’armements envisagent, ainsi, de faire appel au savoir-faire de l’industrie automobile, en difficultés après deux années de récession, pour augmenter leur capacité de production.
Cette nécessaire « musculation » va prendre du temps. D’autant plus, qu’il faut la conjuguer avec un réarmement moral des opinions, indispensable à l’esprit de défense d’un corps social divisé, soucieux de ses préoccupations matérielles et encore insuffisamment conscient du lien établi par l’adversaire entre ses opérations terrestres ou aériennes, ses offensives hybrides, ses actions cyber et une constante guerre de l’information.
Il importe, d’autre part, de ne pas sous-estimer les différentes actions qui, à terme, pourraient être initiées par la Russie vers les pays européens à partir des pays d’Afrique qui accueillent ses ‘’coopérants’’ militaires et civils.
La dissuasion nucléaire constitue et demeure, par conséquent, l’indispensable outil de notre souveraineté nationale et de l’autonomie stratégique européenne.
A l’évidence, pour que l’Europe puisse être une puissance d’équilibre, il faut utiliser tous les leviers qui fondent la puissance : économique, diplomatique, militaire et informationnel. S’il existe aujourd’hui de réelles divergences entre les intérêts fondamentaux des européens et ceux des américains (qui restent nos alliés même si leur actuel président a pris l’initiative de la remise en cause d’un pacte historique fondamental), l’Europe doit donc s’organiser sans hésitation et sans crainte mais avec détermination pour renforcer sa défense et tenir sa place dans le nouvel ordre mondial en faisant entendre sa voix, une voix ferme et déterminée à œuvrer pour la paix, la coopération et le progrès.
Jean-Marie Dedeyan - Mars 2025
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