L'Europe saura-t-elle faire face ?
Par Cyrille Schott, ancien conseiller au cabinet du président François Mitterrand, préfet de région honoraire, membre du Bureau d'EuroDéfense-France.
Publié sur La Tribune, le 18 février 2024 : Lien --> https://www.latribune.fr/opinions/tribunes/l-europe-saura-t-elle-faire-face-1014234.html
OPINION - La nouvelle Commission européenne a inclus la défense dans ses priorités. Et la présidente Ursula von der Leyen veut aller plus loin. « Il reste que le moment venu, c'est la volonté et l'unité des Européens, du moins des principales nations militaires, qui seront déterminants. L'interrogation demeure ». Par Cyrille Schott*, ancien conseiller au cabinet du président François Mitterrand, préfet de région honoraire, membre du Bureau d'EuroDéfense-France.
« La Commission investit le champ de la défense au point d'inquiéter des États considérant qu'il s'agit de leur domaine réservé » (Cyrille Schott) (Crédits : DR)
L'élection de Donald Trump met l'Europe au pied du mur. Même si les décisions de ce peu prévisible personnage ne peuvent être précisément envisagées, l'on sait que le soutien à l'Ukraine et la défense de l'Europe seront interrogés. L'Union européenne sera-t-elle capable de faire face à ce « défi » américain ?
De vrais doutes existent quant à cette capacité, pour diverses raisons : la faiblesse de la France et de l'Allemagne, de leur « couple », la volonté du chancelier Scholz de se présenter en candidat de la paix aux élections de février prochain ; la progression, lors de récentes élections en Allemagne, en Autriche ou en Roumanie, de forces hostiles aux livraisons d'armes à l'Ukraine ; la présence parmi les dirigeants de l'UE de proches de Poutine, dont le médiatique Viktor Orban, le Premier ministre hongrois ; la sympathie de ces mêmes responsables, et d'autres, envers le Président Trump ; la difficulté de tant d'Européens, du haut en bas des sociétés, à concevoir la confrontation avec le si puissant allié américain, et l'avancée d'une fatigue de la guerre.
Bref, la faiblesse, fruit de la division et du défaut de volonté, risque de marquer la politique européenne face à la donne nouvelle introduite par Trump. Comme, en situation de crise, le pire n'est jamais sûr de la part des Européens il faut toutefois considérer des faits allant en sens inverse de la résignation.
La BEI mise à contribution
La nouvelle Commission européenne a inclus la défense dans ses priorités. Cela dans la continuité des changements consécutifs au Brexit et à la guerre en Ukraine. Ceux-ci ont conduit l'UE à inscrire, pour la première fois, la défense dans son budget et à financer des livraisons d'armes à l'Ukraine, ils ont provoqué des initiatives, dues largement au commissaire français Thierry Breton, visant à muscler la production d'armements européenne. Dans les orientations politiques qu'elle a présentées à Strasbourg le 18 juillet, la présidente Ursula von der Leyen veut aller plus loin. Dans les cent premiers jours du mandat, elle compte présenter, avec la Haute représentante de l'Union pour les affaires étrangères et la politique de sécurité, un livre blanc sur l'avenir de la défense européenne.
La présidente de la Commission veut renforcer le programme pour l'industrie européenne de la défense (EDIP), dévoilé en mars 2024, en encourageant la passation conjointe de marchés pour combler les lacunes les plus critiques de l'UE. Elle veut porter, en concertation avec les États membres et en coordination avec l'OTAN, des projets de défense d'intérêt commun, tels un bouclier aérien européen et la cyberdéfense. Elle veut inciter la Banque européenne d'investissement à contribuer aux investissements de défense. Au conseil européen du 27 juin 2024, elle a estimé à 500 milliards d'euros ces besoins d'investissement dans la prochaine décennie. Des discussions avanceraient en ce moment au sein de l'UE pour créer un fonds doté au moins de cette somme de 500 milliards d'euros afin de financer des achats d'armes et des projets communs. Ce fonds, ouvert à des pays non membres de l'UE, comme le Royaume Uni et la Norvège, serait alimenté par des emprunts garantis par chaque État volontaire.
Un commissaire européen à la défense
Pour la première fois, a été désigné un commissaire européen à la défense, Andrius Kubilius, qui a été premier ministre de la Lituanie. A la conférence de sécurité de Berlin, le 20 novembre, il a déclaré qu'il fallait, d'une part, se préparer d'urgence à la possibilité d'une agression russe contre l'UE, et, d'autre part, se préparer au défi d'États-Unis se détournant de plus en plus de la défense européenne pour faire face à la Chine. Avec la nouvelle Haute représentante et vice-présidente de la Commission, Kaja Kallas, ancienne première ministre d'Estonie, il forme une paire de dirigeants européens, issus des États baltes, à la fois atlantistes et conscients de la nécessité pour l'Europe de muscler sa défense. Dès sa prise de fonction le 1er décembre, Kaja Kallas s'est rendue à Kiev avec Antonio Costa, le nouveau président du Conseil européen et ancien premier ministre portugais, pour signifier la fermeté du soutien européen.
La Commission investit le champ de la défense au point d'inquiéter des États considérant qu'il s'agit de leur domaine réservé. Ursula Von der Leyen observe dans ses orientations que « les États membres conserveront toujours la responsabilité de leurs propres armées, de la doctrine au déploiement », en ajoutant : « mais l'Europe peut... soutenir et coordonner les efforts visant à renforcer la base industrielle, l'innovation et le marché unique sur le plan de la défense ». Il faut trouver l'équilibre entre ces deux volets, ce qui supposera des débats, inhérents à la nature de la construction européenne. Comme ailleurs, la Commission devra s'écarter du dogme de la concurrence, pour viser des industries de l'armement fortes. Quant aux États, qui ont accru leurs dépenses militaires, ils devront savoir surmonter leurs égoïsmes et l'inclination à acheter leurs armes hors d'Europe, spécialement aux Etats-Unis. Ils pourront à cet effet utiliser des instruments créés par la Commission, dans un rôle d'aiguillon.
Dans leur responsabilité propre, des pays comme la France, le Royaume Uni, la Pologne, les États nordiques et baltes se concertent sur les mesures, y compris l'envoi sur place de personnel militaire, à adopter pour pallier un désengagement américain d'Ukraine.
Européanisation de l'OTAN
Un autre concept apparait : l'européanisation de l'OTAN. Dans une interview accordée au magazine The European, Security and Defence Union [1], l'ancien directeur de l'École de guerre, le général Jean-Marc Vigilant, porte cette idée, en envisageant notamment un SACEUR européen, un commandant suprême de l'OTAN européen. Friedrich Merz, le président de la CDU et possible futur chancelier allemand, dans un texte paru dans le Monde, le 6 novembre, appelle à s'affranchir plus des Américains, en reprochant notamment au chancelier Scholz d'avoir annulé le sommet de Ramstein des pays aidant l'Ukraine, au seul motif de l'impossibilité du président Biden d'y venir. Cette expression du chef d'un parti historiquement attaché à l'alliance américaine est à relever.
Ces éléments montrent l'engagement de démarches chez les Européens pour faire face au « défi Trump ». Il reste que le moment venu, c'est la volonté et l'unité des Européens, du moins des principales nations militaires, qui seront déterminants. L'interrogation demeure.
[1] Volume 52, 3/2024.
* Cyrille Schott a également dirigé l'Institut national des hautes études de la sécurité et de la justice (2014-2016) et appartient au bureau d'EuroDéfense-France. Il est coauteur du livre « Souveraineté et solidarité, un défi européen » (le Cerf, 2021).
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