Défense européenne : une prospective stratégique et ...
... un sentiment d'urgence nécessaires
Le futur Livre blanc sur la Défense de la Commission européenne représente une occasion d'exposer clairement comment la Commission entend améliorer ses propres performances en matière de défense et de définir comment elle peut soutenir les efforts de défense des États membres. Par Ralph Thiele, président d’EuroDéfense-Allemagne (EDDeu) et Denis Verret, vice-président d’EuroDéfense-France (EDFr), co-animateurs du groupe de travail EDDeu/EDFr dédié au renforcement de la coopération franco-allemande de défense.
Publié le 9 décembre 2024 dans la Rubrique Opinions de la Tribune : https://www.latribune.fr/opinions/tribunes/defense-europeenne-une-prospective-strategique-et-un-sentiment-d-urgence-necessaires-1013460.html
« La Commission prépare un Livre blanc sur le futur de la défense européenne. Ce Livre blanc doit souligner que, face aux menaces multiples et croissantes, l'harmonisation des besoins opérationnels, conduisant à un nombre limité de solutions techniques interopérables, constitue une base essentielle pour la conception des futurs systèmes et équipements de défense européens » (Ralph Thiele, président d’EuroDéfense-Allemagne (EDDeu) et Denis Verret, vice-président d’EuroDéfense-France (EDFr). (Crédits : Yves Herman/Reuters)
1. Le point de bascule
Nous pouvons aujourd'hui imaginer à quelle vitesse le monde pourrait s'écrouler si la politique étrangère et de sécurité des États-Unis ne tenait pas ses promesses. Dans cette situation, l'Europe cherche à s'affirmer de plusieurs manières : politique, économique, technologique et militaire. À un point de bascule géopolitique, les États membres de l'Union européenne (UE) sont de plus en plus conscients de la profondeur de leurs vulnérabilités opérationnelles et industrielles en matière de défense. L'invasion de l'Ukraine par la Russie, tout particulièrement, a mis en évidence la nécessité pour l'UE d'aller au-delà de sa réponse d'urgence initiale et d'améliorer la disponibilité à long terme des forces militaires et des capacités industrielles européennes de défense.
2. La menace à long terme de Poutine
L'invasion illégale de l'Ukraine par la Russie a ramené la guerre en Europe. L'incapacité à mettre un terme à une agression majeure en Europe et dans son voisinage laisserait l'Europe sous menaces durables pour la paix, la stabilité et la prospérité. Poutine a transformé son pays en une économie de guerre et se prépare à dépenser 9 % de son PIB pour la défense, devenant de plus en plus forte en termes non seulement de qualité et d'innovation, mais surtout de masse d'équipements létaux produits : soit plus de munitions que tous les pays de l'OTAN (y compris les États-Unis) réunis. L'objectif actuel de 2 % du PIB des membres de l'OTAN a été fixé bien avant le 24 février 2022 ; il n'est en aucun cas à la mesure de la menace russe. Le prochain sommet de l'OTAN en 2025 le relèvera probablement.
Entre-temps, le nouveau président américain pose crûment la question de savoir dans quelle mesure l'Europe pourra compter à l'avenir sur le leadership et la protection des États-Unis. Dès lors les pays européens doivent accroître considérablement leur empreinte stratégique, militaire et technologique au sein de l'OTAN et de l'UE. Les pays européens ont considérablement augmenté leurs dépenses de défense ces dernières années. Cependant, la plupart des capacités critiques manquent encore en volume et l'innovation en pâtit. Alors que l'UE dans son ensemble atteint l'objectif de 2 % de l'OTAN, sept pays de l'UE-OTAN n'y parviennent toujours pas. Le marché européen de la défense reste fragmenté. L'absence d'achats communs et les préférences nationales en matière de dépenses de défense se traduisent par des marchés restreints et des niveaux de production faibles. Ces derniers, s'ils ne sont pas compensés par des exportations substantielles, sont l'une des raisons premières des coûts relativement élevés par unité de production.
3. Soutenir les ambitions européennes
Dans ce contexte, les ambitions européennes en matière de défense et de leur épine dorsale industrielle doivent croître. C'est pourquoi la Commission négocie sa proposition de règlement EDIP (European Defence Industry Programme), qui définit une politique visant à :
- renforcer la compétitivité et la réactivité de la base industrielle et technologique de défense de l'UE (BITDE),
- faciliter la sécurité d'approvisionnement en produits de défense.
Elle vise également à améliorer la coopération avec l'Ukraine dans le cadre du redressement, de la reconstruction et de la modernisation de son industrie de défense.
La Commission prépare un Livre blanc sur le futur de la défense européenne. Ce Livre blanc doit souligner que, face aux menaces multiples et croissantes, « l'harmonisation des besoins opérationnels, conduisant à un nombre limité de solutions techniques interopérables, constitue une base essentielle pour la conception des futurs systèmes et équipements de défense européens », comme l'a rappelé en mai dernier notre réseau d'associations EuroDéfense dans ses commentaires sur les propositions EDIS. Les chefs d'état-major des armées, appuyés par les directeurs nationaux d'armement et l'AED (Agence Européenne de Défense), ont ici un rôle central à jouer : ils doivent faire un véritable inventaire de leurs besoins et des solutions disponibles en Europe pour y répondre, et proposer des coopérations pour satisfaire ces besoins si les solutions manquent.
Sur cette base, les États membres, avec l'appui de la Commission, doivent s'engager. En d'autres termes, l'objectif du Livre blanc ne peut pas être pour la Commission de chercher d'abord à mieux définir sa propre contribution à la défense de l'Europe. Il représente néanmoins une occasion d'exposer clairement comment la Commission entend améliorer ses propres performances et de définir comment elle peut soutenir les efforts de défense des États membres par des mesures indispensables telles que : la mise en commun de l'expertise et des acquisitions, les incitations aux développements industriels conjoints, aux consolidations et aux regroupements industriels, le financement de la R&D et des achats en coopération et la définition des normes communes.
Les instruments de la Commission et des États membres doivent être mieux coordonnés, complémentaires et cohérents avec l'objectif central de répondre aux besoins capacitaires des États membres. Les mesures à prendre doivent de toute urgence renforcer la valeur ajoutée des États membres mais également de la Commission elle-même. Il est tout simplement nécessaire de dépenser mieux ensemble et davantage, au niveau national, intergouvernemental et européen. Le rapport Draghi a souligné la nécessité de contribuer au financement de ces efforts en recourant notamment aux euro-obligations, comme l'a fait l'UE pour faire face à la pandémie sanitaire. Nous devons ici faire face à une pandémie militaire.
Des budgets ambitieux sont nécessaires pour atteindre les objectifs stratégiquement convenus et pour donner la priorité aux investissements dans les produits et technologies de l'UE et aux achats auprès des entreprises de l'UE. Il est clair que la « préférence européenne » est essentielle pour renforcer la BITDE et améliorer la sécurité d'approvisionnement.
Si la stratégie européenne de défense ne doit pas exclure la coopération en matière d'armement avec des partenaires stratégiques tels que les États-Unis et le Royaume-Uni, les achats d'armement provenant de l'extérieur de l'UE doivent être justifiés et rationnels, assortis de garantie de sécurité d'approvisionnement et d'interopérabilité. Cependant, les achats locaux, c'est-à-dire une préférence européenne, pour stimuler les capacités industrielles et l'innovation sont essentiels pour renforcer l'autonomie stratégique et éviter de prendre du retard en matière de technologie militaire. Le renforcement de la BITD européenne renforcera du même coup l'Alliance transatlantique.
4. Potentiel de croissance européenne
Les forces de l'OTAN constituent une dissuasion nucléaire crédible. Pour autant, il y a potentiellement un besoin de croissance dans l'armement conventionnel, s'agissant notamment de la masse critique que les Alliés européens peuvent apporter en termes de personnel, de chars et d'artillerie, de munitions, de défense aérienne ou de capacités de frappe dans la profondeur. Et ils ne disposent pas suffisamment des nouvelles technologies requises pour répondre à la croissance exponentielle par exemple des essaims de drones armés à bas coût, aux défis du cyber, du spectre électromagnétique et des attaques hybrides. Il y a besoin urgent de renforcer la capacité et la disponibilité opérationnelles et interopérables des forces européennes au sein de l'OTAN. Dans un contexte de déclin de l'engagement américain envers l'OTAN, le pilier européen sera appelé à fournir beaucoup plus que par le passé.
A l'heure actuelle, la demande d'équipements de défense en Europe est insuffisante, fragmentée et basée sur des préférences nationales, et sinon américaines, ignorant les solutions non nationales et parfois même partiellement nationales/partiellement européennes. Cela n'encourage pas la consolidation des groupes européens pour atteindre et maintenir la taille critique mondiale face à leurs concurrents américains notamment. Cependant les succès d'Airbus, notamment dans les dérivés militaires de ses avions commerciaux, ou de MBDA dans les missiles tactiques, montrent la voie à suivre : programme/consolidation/intégration/exportation.
Le rapport Draghi a clairement montré la nécessité de consolider l'industrie européenne de défense. Les rapports Letta et Niinistö également. Il est temps que la Commission assume un objectif aussi crucial que celui de la consolidation, en plus de ceux tout à fait justifiés de soutenir la chaîne d'approvisionnement et les startup. La compétitivité doit être évaluée à l'échelle globale, c'est-à-dire au niveau mondial.
Les États européens ont inventé des instruments prometteurs, l'OCCAR (Organisation conjointe de coopération en matière d'armement - six États membres / 10 États non-membres participants), l'AED (Agence Européenne de Défense), la CSP (Coopération Structurée Permanente), deux instruments clés de la PESC (Politique Étrangère et de Sécurité Commune). Cependant, ces instruments ont été sous-utilisés ou même démonétisés afin de maintenir des zones de confort nationales. Cela s'est avéré complètement contre-productif en regard de l'ambition de l'Europe d'accroître son autonomie et a entraîné une hémorragie des achats aux États-Unis : selon une enquête de l'IRIS, 63 % des achats de défense dans l'UE se sont portées récemment vers des solutions américaines. Pour résumer : le pilier européen de l'Alliance est dans un état sous-critique en termes de préparation militaire et industrielle. Il faut utiliser correctement tous les instruments existants avant d'en créer de nouveaux, comportant le risque des doublons bureaucratiques.
5. La Commission comme puissant facilitateur
La proposition EDIP de la Commission contient des propositions très logiques et bienvenues :
- mieux informer chaque État membre des solutions européennes sur étagères et en préparation afin que personne ne les ignore avant de se précipiter vers des solutions non européennes ;
- soutenir les efforts des États membres au moyen de subventions communautaires, pour acheter de manière groupée et lancer des programmes en coopération ;
- réduire les inégalités fiscales (TVA) par rapport aux procédures d'achat de l'OTAN ;
- introduire entre Européens et pour les partenaires stratégiques tiers un mécanisme de contrat G TO G (Government to Government) à la manière du FMS américain.
Tout cela avec l'objectif assumé et judicieusement quantifié dans la proposition EDIS de réduire progressivement la dépendance européenne aux solutions extérieures.
La Commission ne doit pas pour autant prétendre se substituer aux États membres dans leurs responsabilités en matière de défense, mais devenir un puissant facilitateur pour les aider à respecter leurs engagements en matière de défense et contribuer au financement de la défense européenne. Il s'agit de se doter d'une BITDE robuste et prête à la défense, et de faciliter ainsi une coopération renforcée en matière de défense entre les États membres. La Commission devrait apporter sa valeur ajoutée à la coopération en matière de défense des États membres, tout en respectant leurs prérogatives en la matière, telles qu'elles sont inscrites dans les traités.
Par conséquent, les initiatives réussies de l'UE se seront que celles qui renforcent la BITDE et la coopération en matière de défense sur la base d'un soutien fort et d'une détermination politique des États membres de l'UE. La Commission européenne devrait également soutenir le rôle clé de l'AED en aidant les États membres à identifier/combler les lacunes en matière de capacités de défense au sein de la BITDE et à les combler conjointement afin de réduire les dépendances vis-à-vis des technologies non européennes.
Il est clair que les normes de l'OTAN sont la clé d'une interopérabilité accrue des forces armées des pays membres. En outre, l'UE pourrait promouvoir l'agilité technologique et la mise en commun des expériences et des meilleures pratiques en fournissant aux États membres des exemples de développements technologiques et/ou de combat dans d'autres parties du monde. Avec l'AED et une approche davantage sélective de la PSC, la Commission devrait également aider à identifier les domaines de coopération future dans la R&D.
Un FED étendu mais mieux ciblé devrait permettre à l'UE et à ses États membres de disposer, en coordination avec l'OTAN et les institutions de R&D basées dans l'UE, de solutions de défense future, qui soient disponibles sur le marché européen. Le FED, lorsqu'il aborde la phase de développement, ne peut pas disperser ses subventions. Il doit adapter ses processus pour assumer la nécessité absolue de renforcer les points forts européens face à la concurrence mondiale. Il doit soutenir la consolidation nécessaire.
Les programmes de R&D conjoints nécessitent un financement, suivant une stratégie commune de R&D militaire et une analyse des besoins, soutenus par des ressources budgétaires appropriées au niveau de l'UE et des États membres. À cette fin, tout soutien financier du budget de l'UE doit être ciblé sur la BITDE et sur la production et la disponibilité des produits de défense de l'UE, en mettant l'accent sur la perspective à long terme, et en encourageant par exemple les États membres à prendre des engagements de longue durée envers l'industrie, par exemple par le biais d'achats conjoints et de programmes en coopération.
La création d'un Commissaire à la Défense et à l'Espace est une excellente innovation, nullement pour exonérer - ce qui serait contraire aux Traités - les États membres de leur responsabilité en matière de capacité et d'industrie de Défense - mais pour exercer enfin une forme de magistrature morale, pour alerter les bonnes personnes, l'État récalcitrant, les États membres concernés, ses collègues, l'opinion publique, lorsqu'un État membre ne respecte pas son engagement de dépenser plus, mieux et mieux ensemble
6. Un sentiment d'urgence est nécessaire
Les décideurs et leaders européens doivent développer un sens de l'urgence en matière d'orientation stratégique, de disponibilité militaire d'innovation technologique et de robustesse industrielle. La BITDE elle-même doit devenir une capacité clé pour la sécurité et la défense. Le prochain Livre blanc sur le futur de la défense européenne vient à point nommé pour définir clairement quels sont les objectifs et les outils stratégiques communs et donc comment la Commission contribuera à cette prospective stratégique en améliorant la défense des États membres de l'UE.
Ralph D. Thiele et Denis Verret
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