Analyse des élections présidentielles en Afghanistan
L'Afghanistan, le "pays de tous les possibles"
Par Françoise Hostalier
Les rebondissements politiques qui ont suivi le premier tour des élections présidentielles du 5 avril 2014, sont conformes à la réputation historique de l’Afghanistan : « Pays de tous les possibles ».
La démocratie piétinée.
Après une campagne électorale qui s’était plutôt bien déroulée, malgré un contexte difficile en termes de sécurité, le peuple afghan avait montré sa volonté de faire face à son destin et de dire « Non » aux Taliban et autres terroristes. Ce 5 avril, 7 018 049 bulletins de vote validés ont été autant de messages qui voulaient dire, notamment au monde entier : « Maintenant nous sommes libres et nous voulons choisir notre destin. ».
Si le comptage des bulletins du premier tour permettait largement de sélectionner deux candidats, Ashraf Ghani et Abdullah Abdullah, les tractations de l’entre-deux tour pour négocier des reports de voix et divers soutiens et le redéploiement de centaines de bureaux de vote étaient de nature à troubler les évidences mathématiques de projection de ces résultats qui avaient donné Abdullah Abdullah largement en tête.
De fait, le jour même du second tour, le 14 juin 2014, tous les espoirs que les démocrates naïfs (dont je suis) avaient mis dans cette élection, se sont brisés sur les réalités des votes ethniques, sur les mobilisations tribales annihilant toute expression individuelle, sur les aménagements permettant soi-disant le vote des femmes, etc. Puis, pendant les mois qui ont suivi, l’Afghanistan s’est trouvé comme en lévitation, hors du temps et des réalités. Les hommes politiques s’accusaient de fraudes en des termes de plus en plus violents et les vieux démons de la guerre civile semblaient pouvoir revenir, l’économie était totalement paralysée, les forces de police et de sécurité ne savaient plus ce qu’elles devaient protéger et défendre tandis que les Taliban reprenaient pied dans de nombreuses régions à coup d’attentats meurtriers.
D’une part le spectacle donné était indigne du courage du peuple qui avait bravé les menaces terroristes pour mettre un bulletin dans l’urne, mais le risque était aussi de décourager les pays engagés dans le soutien de l’Afghanistan au niveau militaire, financier ou humanitaire. Après de très nombreuses interventions de chefs d’état et de responsables d’institutions aux plus hauts niveaux, tels Barak Obama et Ban Ki Moon en personne, un accord « à l’Afghane » a été trouvé entre les deux candidats. Avant la proclamation des résultats, le 21 septembre 2014, les deux candidats ont signé un accord de bonne gouvernance, négocié de haute lutte par John Kerry. Cet accord scellait le fait que l’un des candidats serait président et l’autre chef de l’exécutif et que, dans toutes les instances où la présence du président ou du gouvernement était requise, ils y seraient ensemble ou tous deux représentés.
Beaucoup d’observateurs étaient perplexes. Cette situation politique avec un président et un premier ministre, que Guy Carcassonne avait proposée à plusieurs reprises à l’Afghanistan, avait été, par le passé, formellement rejetée par les Américains et était donc en l’état, anticonstitutionnelle. Mais la paix politique, au prix d’une violation consensuelle de la constitution, semblait acceptée et même souhaitée par le peuple afghan. Ainsi, le 29 septembre Ashraf Ghani est déclaré président de la République islamique d’Afghanistan et Abdullah Abdullah est chargé de désigner un chef de l’exécutif ; il se désigne lui-même et devient ainsi premier ministre. Tous deux sont installés dans leurs fonctions le 29 septembre et jurent de s’entendre pour former un gouvernement d’union nationale. Le premier conseil des ministres a lieu le 13 octobre 2014 avec les ministres du précédent gouvernement auxquels Abdullah Abdullah demande de « servir les intérêts de la population suivant l’accord sur la gouvernance d’union nationale signé entre les deux parties ». Un nouveau gouvernement est en négociation.
Les premières décisions, les premiers défis.
Le premier acte officiel du nouveau président a été de signer l’accord de sécurité bilatéral avec les Etats-Unis (BSA) le 30 septembre, puis l’accord avec l’OTAN, le SOFA (Statuts of Forces Agreement) qui vont permettre de maintenir 12 500 soldats étrangers sur le sol afghan dont environ 9 800 soldats américains. Les missions de ces militaires seront uniquement de mener des actions d’aide à la gestion et à l’organisation des forces militaires et de sécurité afghanes et de s’auto-protéger… Le déploiement des cinq bases, construites depuis longtemps, est en cours (Kaboul, Bagram, Marzar-E-Sharif, Hérat et Kandahar). Dès l’annonce de ces signatures, une vague d’attentats spectaculaires, revendiquée par les Taliban, s’est abattue sur le pays ciblant les policiers, les autorités afghanes et les étrangers (convois militaires ou délégation civile). C’est ainsi par exemple que le 15 octobre, le gouverneur du district du Helmand a été tué dans un attentat faisant en plus 2 morts et 6 blessés ; le 13 octobre une voiture piégée a explosé au passage de deux voitures civiles dans le « Green village » à Kaboul, faisant un mort et 3 blessés ; le 12 octobre deux faux policiers ont mené une attaque suicide au commissariat de Mazar-E-Sharif faisant 9 morts et 16 blessés parmi les policiers.
Les défis auxquels les deux hommes qui se trouvent ainsi à la tête du pays sont immenses. Le premier, l’essentiel et sans doute le plus difficile, est qu’ils s’entendent et se respectent pendant tout le mandat. Les Afghans ont été dépités par cet arrangement, écœurés par ces mois de tergiversations qui ont ruiné l’économie, et ils risquent bien de s’éloigner désormais des processus démocratiques ; à moins que le duo ne tienne dans la durée et qu’il puisse mener les réformes et les politiques indispensables.
Le nouveau président.
Ce nouveau président, Ashraf Ghani, peu connu des médias et des milieux occidentaux, permet de concilier le caractère traditionnel qui sied à un haut responsable afghan avec la modernité à laquelle aspire la jeune génération. Agé de soixante cinq ans, il a fait ses études tout d’abord aux lycées allemand et français de Kaboul puis à l’université américaine de Beyrouth où il a connu son épouse, une libanaise de confession juive. Il poursuit ses études aux Etats-Unis où il enseigne dans plusieurs universités dont celle de Berkeley. Puis il travaille à la Banque mondiale de 1991 à 2001, date où il rentre en Afghanistan après la chute des Taliban. Tout d’abord conseiller du représentant de l’ONU en Afghanistan, Lakhdar Brahimi, il mène ensuite une carrière politique qui le conduira à être ministre des finances d’Hamid Karzaï avant de se présenter contre lui aux présidentielles de 2009 où il ne recueillera que 3% des voix. Il saura, en 2014, tirer toutes les leçons de ce cuisant échec en menant une campagne en profondeur, tissant la toile des réseaux pachtoun, s’assurant également du soutien puis du ralliement de personnalités aux profils pourtant opposés comme Abdul Rashid Dostom, Zalmai Rassoul ou Zia Massoud. Dès sa nomination comme président de la république, il a enchaîné les discours appelant à l’unité du pays, rappelant notamment son engagement pour la scolarisation de tous les enfants et sa volonté de défendre le droit des femmes.
Les leçons du passé.
Il a clairement aussi présenté les quatre priorités auxquelles il compte s’attacher : la sécurité et la paix, l’économie, la bonne gouvernance ainsi que la justice et l’état de droit. Mais dans la pratique, la tache est immense. La corruption atteint des niveaux record, à hauteur de la production de drogue qui ne cesse d’augmenter, tandis que l’économie est totalement paralysée provoquant un taux dramatiquement élevé de chômage (formel et informel). De nombreuses écoles ont fermé à cause de la recrudescence de l’insécurité. L’état, sous perfusion de l’aide internationale, doit rapidement prouver sa capacité à redresser la barre faute de quoi, les bailleurs qui ont déjà laissé plus de 104 milliards de dollars en Afghanistan risquent bien de ne plus suivre. La crainte cependant serait de commettre les mêmes erreurs que les Soviétiques qui, après avoir quitté militairement l’Afghanistan en 1989, n’ont pas assuré la transition et notamment n’ont pas poursuivi le soutien technique et financier, entraînant la cascade d’instabilités politiques qui a conduit à la guerre civile et à l’arrivée des Taliban. Le danger serait aussi de commettre les mêmes erreurs que les Américains en 2003 qui ont allégé brutalement leur dispositif militaire en Afghanistan pour alimenter le front irakien ce qui, dès 2005, a permis le retour des Taliban dans de nombreuses provinces et la montée du rejet des étrangers de la part de la population qui s’est sentie abandonnée et livrée à elle-même.
Et l’Europe ?
Dès cette époque notamment en 2003 et au cours des années qui ont suivi, l’Europe aurait pu jouer un rôle déterminant contrebalançant, au moins au niveau politique, l’hégémonie américaine. Plusieurs pays d’Europe se sont impliqués avec succès dans certaines régions : les Italiens dans le Nord-Ouest (région d’Hérat), les Allemands dans le Nord et le Nord-Est (région de Mazar et Kunduz), les Français sur Kaboul (plaine de Chamali, Surobi) mais sans coordination, sans concertation, et surtout jamais au nom de l’Europe. De même dans la coalition militaire, chaque pays européen a apporté ses forces et son savoir faire de manière individuelle et aucun n’a pesé devant la puissance américaine et le club des Anglo-saxons renforcé par les Canadiens, Australiens et Britanniques. Certes, l’Europe de la défense n’existe pas, certes, la capacité financière des programmes de l’Union européenne est loin de celle de l’USAID par exemple, mais un peu de cohérence dans les actions des pays européens aurait permis des économies et davantage d’efficacité et surtout de répondre aux attentes des Afghans qui ont désespérément souhaité d’autres interlocuteurs que les Américains. Aujourd’hui, le paysage politique a changé à la fois au niveau des instances européennes et afghanes et de nouveaux positionnements sont possibles. Les rapports de force et d’influence ne seront plus militaires ; ils resteront très fortement financiers mais aussi économiques et culturels ; terrains où l’Europe a encore ses chances...
Il ne s’agit plus de considérer l’Afghanistan comme un pays d’éternels assistés. La police et l’armée, en nombre suffisant, sont bien formées pour des actions de maintient de l’ordre. Elles n’ont pas les capacités néanmoins de mener des actions de guerre. Les équipements sont très insuffisants en blindés et aviation militaire et surtout la formation de militaires afghans capable de les utiliser est encore très insuffisante (Formation des pilotes par exemple). De plus, les forces afghanes font face à des terroristes talibans de mieux en mieux armés, formés et déterminés. Pour le moment, les nouveaux théâtres du proche Orient (Irak et Syrie) captent une partie des islamistes combattants sunnites qui renforçaient jusqu’à présent les actions terroristes des Taliban qui sont de caractère nationaliste ; mais il ne faudrait pas trop vite baisser la garde en ce lieu stratégique pour l’Asie centrale et assurer l’Afghanistan de rester à ses côtés en tant que de besoin, au-delà d’un BAS !
Répondre à l’appel
De même au niveau économique. Ashraf Ghani a dit récemment dans une interview : «Donnez-nous accès à vos supermarché. On ne veut pas de votre argent, on veut l’accès à vos marchés. (…) Donnez-moi Carrefour, pas la charité française ! »* et il ajoute, en parlant de la drogue : « J’ai une proposition à faire à la France, contrôlez Marseille, nous nous occupons du Helmand ».
Il ne fait aucun doute que le diagnostic est posé et que les pistes de la guérison sont dessinées. Dès sa formation, le gouvernement afghan devrait présenter un plan à 100 jours pour jeter les bases d’une politique innovante et enfin efficace… Il reste donc à savoir ce que nous accepterons encore de faire pour permettre à l’Afghanistan d’aller au bout de ce challenge dont dépend aussi, ne l’oublions pas, un élément de notre propre sécurité.
*.L’Afghanistan produit du raisin, des abricots, des grenades, du miel, des amendes et des pistaches parmi les meilleurs du monde mais n’exporte pratiquement pas vers l’Europe.
Crédit photo : Reuters
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