Réviser les Traités Européens : Pourquoi ? Quand ? Comment ?
Questions incongrues, voire saugrenues… alors que l’Europe se trouve sous le coup de la guerre d’Ukraine et de ses multiples conséquences politiques, militaires, énergétiques, économiques ou humaines, alors que les clivages Est-Ouest et Nord-Sud fragilisent l’Union européenne de plus en plus fréquemment, alors enfin que les esprits ont encore le douloureux souvenir de l’échec du projet de Constitution européenne en 2005 ! Dans un tel contexte il semble aussi inopportun qu’utopique d’envisager la moindre remise en cause des fondements politico-juridiques de l’Union, de ses institutions et de son fonctionnement.
Et pourtant le sujet est désormais à l’ordre du jour, au point que le Conseil européen, saisi de la question par le Parlement en juin 2022, doit désormais se prononcer sur la suite à donner à sa requête et affronter les multiples risques d’échec d’une tentative aussi hasardeuse.
En fait, pourquoi serait-il nécessaire d’entreprendre une révision des 6 traités qui, de Rome à Lisbonne en passant par Maastricht, régissent l’Union européenne et d’engager une réforme en profondeur, touchant aux principes mêmes qui fondent l’Union ?
On peut évidemment évoquer l’accroissement très significatif du nombre des États-membres, voire les perspectives d’élargissement qui compliqueront à l’envie le fonctionnement de l’Union et qui rendent d’ores et déjà périlleux l’aboutissement d’un accord politique. C’est toute la question de l’approfondissement des institutions que la France avait tenté sans succès de faire admettre avant l’élargissement de 2004.
Mais au-delà de cet approfondissement et de la clarification nécessaire à l’harmonieux fonctionnement des institutions, c’est la finalité même de l’Union que pose la demande parlementaire de révision des Traités. C’est évoquer la problématique du « Trop d’Europe », revendiqué par les partisans d’une Europe où chacun conserverait son entière souveraineté et du « Pas assez d’Europe », cher à ceux qui rêvent de fédéralisme européen.
En fait une profonde révision des Traités se justifie par les multiples faiblesses qui, tant au plan politique qu’au plan économique, obèrent son avenir et par les immenses défis que l’Union devra surmonter :
Défi de l’autonomie géopolitique dans tous les domaines stratégiques, qu’il s’agisse de défense, de santé, d’alimentation, d’industrie ou même de culture et plus encore en matière de cyber, d’intelligence artificielle, de numérique, d’espace ou de transition écologique
- Défi d’une démographie à la mesure de l’ambition Européenne de rester un acteur majeur dans le concert international
- Défi d’une maitrise éclairée des masses migratoires, qui pourraient déferler sur l’eldorado européen
- Défi économique face à la fulgurante poussée de la Chine et des puissances émergentes Inde, Brésil et autres
- Défi enfin de la cohésion interne entre ses 27 membres et d’une certaine contestation des valeurs démocratiques qui les réunissent….
Alors, face à de tels enjeux pour son avenir, l’Union européenne dispose des institutions mises progressivement en place par ses 6 traités fondateurs, dont les textes sont maintenant regroupés dans 2 documents, le Traité sur l’Union européenne (TUE) et le Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (TFUE). Ces institutions sont solides, elles se sont approfondies et ont fait leur preuve depuis plus de 60 ans. Toutefois elles sont perfectibles. Elles ont d’indéniables faiblesses, voire de profondes lacunes et le temps semble venu de les corriger.
Au plan politique d’abord, la faiblesse institutionnelle majeure est sans doute l’exigence de l’unanimité au sein du Conseil européen sur tous les domaines régaliens : diplomatie, défense, finances, social et budget. Cette unanimité est souvent difficile à obtenir, non pas que les États contestataires soient fondamentalement opposés à la mesure envisagée, mais parce que certains en profitent pour régler leurs comptes avec la Commission pour des différends sur d’autres sujets. Pour éviter les vétos intempestifs qui donnent lieu à des marchandages peu glorieux, il est vivement souhaitable d’ouvrir au Conseil européen la possibilité du vote à la majorité qualifiée, soit une majorité de 15 pays représentant au moins 300 millions d’Européens. Ouverture difficile car elle toucherait la souveraineté même des États-membres qui, dès lors, pourraient se voir imposées des mesures contraires à leurs intérêts propres, du moins à l’idée qu’ils s’en font…. On conçoit aisément qu’il est des domaines, notamment celui de la défense, pour lesquels la suppression du droit de véto serait lourd de conséquences. Cette suppression pourrait alors être atténuée par la possibilité d’abstention positive en l’absence de consensus. Il n’en reste pas moins qu’un usage du vote à la majorité qualifiée dans les domaines régaliens s’avère nécessaire dans la plupart des cas pour donner à l’Union la réactivité et l’efficience qu’impose le monde moderne.
Autre domaine à réformer : celui de l’initiative législative. Actuellement seule la Commission a statutairement l’initiative des directives et règlements qu’elle doit ensuite faire entériner doublement par le Parlement et par le Conseil des ministres. Il serait plus conforme aux principes démocratiques d’ouvrir au Parlement la possibilité de présenter lui aussi des projets de lois et de lui donner plus de pouvoir dans le domaine budgétaire.
Faiblesses encore en ce qui concerne les compétences de l’Union Européenne qui, sans aucun doute, doivent être complétées ou élargies pour faire face aux défis du nouvel ordre mondial.
Tout d’abord en matière de défense, la guerre d’Ukraine a été le cruel révélateur de nos insuffisances. La défense des territoires de l’Union européenne peut-elle être indéfiniment assumée par une OTAN dans laquelle le poids des États-Unis est écrasant ? Il suffirait à vrai dire de modifier l’article 42-7 du Traité sur l’Union européenne pour redonner à l’Union ses responsabilités propres dans ce domaine.
Les termes de cet article sont rappelés ci-dessous :
« Au cas où un État membre serait l’objet d’une agression armée sur son territoire, les autres États membres lui doivent aide et assistance par tous les moyens en leur pouvoir, conformément à l’article 51 de la Charte des Nations unies. Cela n’affecte pas le caractère spécifique de la politique de sécurité et de défense de certains États membres.
Les engagements et la coopération dans ce domaine demeurent conformes aux engagements souscrits au sein de l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord, qui reste, pour les États qui en sont membres, le fondement de leur défense collective et l’instance de sa mise en œuvre »
Révision des traités… ? Supprimons le dernier alinéa de ce texte et l‘UE disposera de l’autonomie stratégique qu’elle n’a pas actuellement et qu’elle souhaite acquérir à l’avenir… !
Reconnaissons toutefois que l’adoption à l’unanimité de la « Boussole stratégique », qui est en fait un genre de Livre Blanc de la Défense européenne, ouvre d’ores et déjà la voie à une défense plus autonome. Il reviendra à l’État-major opérationnel qu’on espère depuis si longtemps et dont l’ébauche est enfin réalisée, de planifier les opérations à mener pour faire face aux menaces évoquées dans la Boussole Stratégique. A l’image des États-majors alliés pendant la guerre froide, il aura à concevoir ces plans d’opérations et, avec une imagination aussi fertile que celle de leurs anciens, leur attribuer des noms de code aussi évocateurs que « Charming Gorilla » face à la trouée de Fulda… ou que « Live Oak » pour la défense de Berlin-Ouest à l’époque… !
Pour conclure dans ce domaine de la défense, l’élargissement des compétences de l’UE, réellement nécessaire, se heurte à celles de l’OTAN, qui est à la fois solution et problème, solution pour notre sécurité dans l’immédiat, problème pour l’avenir d’une défense véritablement Européenne…
Passons maintenant à la question du contrôle des frontières de l’Union et de l’accueil des migrants. Les accords de Schengen et de Dublin confient cette difficile mission aux pays frontaliers, elle pourrait être assumée beaucoup plus largement par l’Agence Européenne de garde-frontières et garde-côtes, l’ancienne Frontex, dont le budget frisera le milliard d’euros dans quelques années et qui réunira 10 000 agents dès 2027. Là encore, il s’agit de réformes de grande ampleur qui toucheraient à la souveraineté de chaque État dans la maitrise de son domaine géographique. En s’en tenant même à la répartition actuelle des responsabilités respectives des États frontaliers et de Frontex, la définition d’une politique commune d’accueil, de droit d’asile et de relations avec les pays d’origine nécessite de profondes réformes et un effort très significatif d’harmonisation juridique entre les 27 partenaires. A vrai dire la maitrise des flux migratoires est moins une affaire de réglementation et de moyens que celle d’une philosophie commune, bien difficile à obtenir, car il s’agit d’un conflit entre le cœur et la raison…
Du coté du cœur, il y a les ONG, les droits de l’homme, les tenants de l’ouverture, le Pape François et bien d’autres ; du coté de la raison, on trouve les États avec les limites de leurs capacités d’accueil, le souci de l’ordre, de la sécurité, de l’identité …. Ce conflit est dans tous les esprits, il est présent dans chacun des pays membres. Si l’Europe de l’Ouest penche plutôt pour le cœur, ceux de l’Est européen sont plutôt pour la raison.
Tant que le cœur n’y aura pas mis un peu de raison, la question restera insoluble et il n’y a pas lieu de faire de l’UE le bouc émissaire de ce conflit…
Autres faiblesses institutionnelles en matière de compétence au niveau de la Commission : l’énergie, la santé doivent là encore entrer dans le domaine des compétences de l’Union, de façon plus ou moins partagée. La dramatique dépendance des pays de l’Union vis-à-vis du gaz Russe a montré, si besoin était, la nécessité d’une politique commune de l’énergie au niveau de l’Union. En fait il y en a une ébauche depuis le traité de Lisbonne, mais elle est battue en brèche par les États-membres, notamment par la France et l’Allemagne dont les politiques en la matière sont totalement opposées. Toutefois le récent accord sur l’acquisition de gaz en commun est un 1er signe de convergence en matière de politique énergétique.
De même la maitrise de la pandémie du COVID et la gestion communautaire des vaccins ont démontré la nécessité là encore d’un accroissement des responsabilités à accorder à la Commission. Il faut donner à l’Union la compétence en matière de santé qu’elle s’est attribuée à juste titre pour le COVID…
Faiblesses aussi, ou même lacunes en matière d’économie. Au-delà des réformes structurelles évoquées ci-dessus, Il faut sans aucun doute, corriger des errements dans le domaine économique d’une Union accusée parfois de naïveté dans l’âpreté du combat de la mondialisation. C’est ainsi qu’une concurrence « libre et non faussée » entre les acteurs économiques au sein du marché commun doit être dépassée et située maintenant au niveau mondial. Il faut à l’Europe des champions industriels, à l’image d’Airbus par exemple.
Josep Borrell et Thierry Breton ont du reste traduit cette volonté de changement par une formule qui constitue un gage prometteur pour l’avenir de l’Union : « L’ère de l’Union européenne conciliante, quand ce n’est pas naïve, a vécu ».
Admettons-en l’augure… Car la compétition mondiale est féroce, la part UE dans le PIB mondial est tombée de 24% à 18% en quelques années du fait de la percée fulgurante de la Chine. Il faut sans aucun doute adapter l’économie de l’UE aux règles de la concurrence mondiale, relocaliser dans l’UE les capacités industrielles et agricoles majeures, conditions de l’autonomie et établir avec nos partenaires commerciaux des liens de réciprocité.
En fait, qu’il s’agisse des faiblesses institutionnelles ou des lacunes économiques largement évoquées ci-dessus, cela fait beaucoup et il est d’autant plus difficile d’y remédier que la plupart de ces réformes nécessite une révision des traités européens.
Réviser les traités ? Facile à dire…mais sujet à haut risque, et puis comment faire ?
En fait c’est prévu. L’article 48 du TUE, mentionné ci-après, en ouvre la possibilité :
« 1/ Les traités peuvent être modifiés conformément à une procédure de révision ordinaire….
2/ Le gouvernement de tout État membre, le Parlement européen ou la Commission peut soumettre au Conseil des projets tendant à la révision des traités. Ces projets peuvent tendre à accroître ou à réduire les compétences attribuées à l’Union dans les traités »
L’article 48 en précise les modalités d’exécution qui comportent 5 étapes :
- Le Parlement doit saisir le Conseil européen et lui demander la révision des traités dans tel et tel domaine
- Le Conseil européen statuant à la majorité simple (14 États) doit donner son accord et mettre sur pied une Convention constituante comportant des personnalités qualifiées provenant des diverses instances européennes et nationales
- La Convention constituante devra alors rédiger un projet de modification des textes
- Présenté à la Conférence Intergouvernementale, ce projet devra être accepté d’un commun accord par les États membres
- Le Traité ainsi modifié devra être ratifié par les 27 États membres selon une procédure propre à chacun
L’issue d’un tel parcours d’obstacles est plus qu’incertaine. Le processus sera lent, plein de surprises et de blocages… La 4ème étape est la clef du succès et la 5ème peut tout faire échouer…
Mais il est bien connu qu’il n’est pas nécessaire d’espérer pour entreprendre, ni de réussir pour persévérer……
La preuve en est que depuis le 9 mai dernier, il y a un alignement des planètes qui plaide pour l’optimisme. Ce jour-là en effet la « Conférence sur l’avenir de l’Europe », consultation citoyenne qui a réuni pendant une année des dizaines de milliers de participants des 27 pays de l’UE a remis son rapport à Madame von der Leyen et au Président Macron, alors en charge de la présidence du Conseil. Ce rapport comporte 49 propositions. Le Parlement européen s’est emparé de ces propositions et, dès le mois de juin 2022, il a adopté une résolution proposant des amendements aux traités dans le cadre de la procédure de révision ordinaire, amendements qui supprimeraient le droit de veto des États membres dans la plupart des domaines et renforcerait l’intégration européenne dans les domaines de la santé, de l’énergie, de la défense et des politiques sociales et économiques…
Dans la foulée le Parlement a saisi le Conseil européen qui doit désormais se prononcer. Il faut obtenir l’accord de seulement 14 pays sur les 27. Le Conseil ne semble pas pressé, ce qui n’est guère surprenant… et reste en fait très marqué par la recherche du consensus … En 1ère approche, on peut considérer que les pays de l’Ouest européen sont plutôt favorables, ceux de l’Est de l’Europe sont soit opposés soit réticents, ce qui s’est traduit d’emblée par une prise position dont on peut penser, malgré tout, qu’elle n’est que tactique et ne présume en rien de la position finale de chacun.
L’avenir dira si le processus enclenché en juin 2022 se poursuivra, si les propositions de la Convention sont à la hauteur des ambitions planétaires de l’Europe, si au moment clé l’unanimité est au rendez-vous et si la dernière marche ne sera pas fatale au projet… Seule certitude : il faudra beaucoup de lucidité, de persévérance et surtout de courage de la part des 27 chefs d’État …
Mais Rome ne s’est pas construite en jour, il en est de même de l’Union européenne…
Quelle qu’en soit l’issue, l’initiative lancée par le Parlement européen pose une vraie question pour l’avenir de l’Union européenne : Jusqu’où aller dans le partage de souveraineté, compte tenu de l’opinion des peuples ?
Jusqu’où aller entre l’Europe fédérale dans laquelle on partage tout et où les pays se dissolvent dans un état dont ils sont les provinces et l’Europe parfois dite des Nations où l’on ne partage rien ou que très peu, conservant la totalité de la souveraineté nationale et se contentant de commercer ou de coopérer avec ses voisins européens au cas par cas dans certains domaines ?
Dans le 1er cas, l’Europe devient les États-Unis d’Europe à l’exemple des États-Unis d’Amérique, ou encore de l’Allemagne d’aujourd’hui, un État qui assume la responsabilité de tous les domaines régaliens et dispose pour cela de conséquentes institutions gouvernementales au niveau central.
Dans le 2ème cas l’Europe n’est que la juxtaposition de nations souveraines, qui, comme la Grande-Bretagne, ont leur politique propre dans tous les domaines, ce qui ne les empêchent pas, bien sur, d’établir avec leurs voisins européens des liens structurés de coopération bilatérale ou multilatérale, sans pour autant disposer d’institutions communes significatives.
La sagesse est sans doute de trouver un moyen terme à mi-chemin de ces 2 concepts extrêmes. Le modèle politico-juridique de l’UE n’a pas d’équivalent dans le monde. Son cas est unique et il serait vain de vouloir le comparer avec les régimes démocratiques les plus répandus. Sans tomber dans de stériles querelles idéologiques…, il est clair que les réformes évoquées ci-dessus la rapprocheraient du fédéralisme tout en la laissant très éloignée de celui-ci.
Il revient aux Européens d’aujourd’hui d’en décider pour l’avenir de leurs enfants et leur permettre de faire face aux multiples nuages menaçants qui s’amoncellent sur le monde…
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