De la Guerre
Jean COT. Général d’armée (2S). Il a notamment commandé la 1re armée de 1990 à 1993 et la Force de protection des Nations unies (Forpronu) en ex-Yougoslavie en 1993-1994. Dernier ouvrage paru : Soldat 1953-1994, autoédité.
Un général en retraite depuis longtemps ne saurait avoir de leçons à donner sur la guerre de haute intensité à ceux qui sont aujourd’hui « à la manœuvre ». Au moins peut-il proposer quelques réflexions nées d’une carrière consacrée exclusivement – après la guerre d’Algérie – à la préparation de la guerre contre le pacte de Varsovie, dans ses commandements comme en état major.
Les théoriciens et les praticiens d’aujourd’hui jugeront si l’expérience de leurs anciens peut être utile à leur réflexion et à leur pratique. Je déclinerai cette expérience dans trois domaines : le commandement, la doctrine et la dissuasion.
Le commandement
Dans mes différents commandements, j’ai fait tout ce qui était en mon pouvoir pour que l’entraînement soit aussi proche que possible de ce qu’il en serait dans « la vraie guerre » ; ce qui est une gageure car la guerre est une activité si particulière qu’il est impossible d’en représenter tous les paramètres en temps de paix.
Dans la guerre de haute intensité, le chef sera soumis à des tensions extrêmes, physiques et psychiques, qu’il est encore plus difficile de reproduire à l’entraînement. Au moins faut-il s’en approcher, parce qu’il est capital de détecter ceux qui s’accommodent mieux que d’autres du stress au combat. Ce sont ceux-là qu’il faudra retenir pour les postes opérationnels.
Outre ce critère de stabilité psychique, la sélection des chefs doit évidemment se fonder sur leur compétence tactique. Or, l’opérationnel est un métier dans lequel on ne peut exceller qu’en s’y consacrant à plein temps, dans les commandements ou en état-major. J’ai connu beaucoup de généraux nommés à un commandement de grande unité après avoir longtemps occupé des postes sans lien avec l’opérationnel. Commandant de la 1re Armée, j’ai pu constater lors des grands exercices que, quelle que soit leur valeur intrinsèque, ces généraux n’avaient pas la même maîtrise que ceux qui n’étaient jamais sortis de la chaîne opérationnelle.
Je vais aller plus loin. Il était admis – il l’est peut-être encore – qu’un colonel nommé général est – par grâce particulière – apte à tous les commandements interarmes, quelle que soit son arme d’origine. Je ne le crois pas. Par expérience, je crois que le commandement des grandes unités de combat doit être réservé aux généraux venant des deux armes de mêlée : l’infanterie et l’ABC. Cette affirmation paraîtra discriminatoire. Je crois qu’elle se justifie au regard de l’efficacité, seul critère déterminant. De nombreux métiers sont nécessaires pour faire la guerre, sans que les uns soient plus prestigieux que les autres. Il faut des tacticiens, des spécialistes des appuis, du soutien, du renseignement, des systèmes de commandement…
Une anecdote pour illustrer mon propos. Un général de mes amis, fantassin d’origine, attendait son affectation, espérant vivement le commandement d’une division. Il me rapporte qu’un camarade, transmetteur d’origine, venait d’être nommé commandant d’une division d’infanterie. Question de celui-ci : « Quelle est ton affectation ? ». Réponse de mon ami : « Inspecteur des transmissions ».
Dans le domaine de l’entraînement, autour de l’année 1990, j’ai vécu le début d’une véritable révolution avec l’introduction du numérique dans les jeux de guerre. Commandant de la 1re Armée, j’ai effectué un voyage aux États-Unis consacré à l’entraînement des forces. Au retour, j’ai convaincu le Chef d’état-major de l’Armée de terre (Cémat) d’acheter le logiciel américain Janus que nous avons adapté à nos besoins. L’aboutissement en est aujourd’hui le Centre d’entraînement et de contrôle des PC (CECPC) de Mailly-le-Camp, magnifique outil pour l’entraînement des états-majors de régiment, de brigade, demain de division. Par lui, on ne s’est jamais autant approché de la vraie guerre, en raison du nombre considérable de paramètres qu’il intègre. Plus encore, qu’on ne le fait déjà aujourd’hui, ces machines devraient permettre d’évaluer les commandants de grandes unités, sous le double aspect de leur équanimité et de leur compétence tactique.
On pourra penser que je donne une importance excessive à la question du choix des commandants des grandes unités de combat. Je crois que la meilleure troupe, la mieux entraînée, la plus motivée, la mieux équipée, ne gagnera pas si son chef n’est pas à la hauteur des défis de « la grande guerre ». Je ne pense pas du tout que le risque existe aujourd’hui du « limogeage de masse » effectué par Joffre en 1914 – tout est allé trop vite pour qu’on en ait eu le temps en 1940 ! Je crois cependant que tout doit être fait – dans la durée – pour que, plus jamais, ne puissent se trouver à la tête des armées des Bazaine comme en 1870, des Nivelle comme en 1917, des Gamelin comme en 1940.
La Doctrine
Il faut un corps doctrinal fort pour faire la guerre. Quand on n’en a pas, on la perd. Quand il est mauvais, on la perd aussi. J’ai beaucoup « pensé doctrine » pendant la guerre froide, comme chef de bureau Opérations de corps d’armée, comme chef d’état-major d’armée, comme commandant de division, comme commandant d’armée. Chef d’une petite cellule « doctrine » au bureau de l’EMAT, en 1975, je fus le scribe de la Notice provisoire d’emploi pour chacune des nouvelles divisions nées de la réforme Lagarde, le grand Cémat de l’époque (1974-1980). Des notices antérieures, j’ai évidemment repris les deux grands modes d’action : l’offensive et la défensive. Pour l’offensive, j’ai privilégié l’attaque en souplesse par rapport à l’attaque en force et, pour la défensive, la défense d’usure dans la profondeur par rapport à la défense ferme. Pourquoi ? Parce que j’avais la conviction que ces deux sous-modes d’action, souplesse et usure, sont beaucoup plus économes en hommes et nécessitent moins de moyens lourds. L’infiltration et l’imbrication qui les caractérisent réduisent considérablement la puissance de feu de l’adversaire. Je considérais en outre que le mode défensif en général et la défense d’usure en particulier, étaient à privilégier sur l’offensive parce qu’ils s’accommodent d’un rapport de force beaucoup plus faible. De plus, à vue humaine, nous aurons plutôt à défendre Paris qu’à prendre Moscou ou Pékin !
Un exemple vécu d’application du mode d’action défense d’usure dans la profondeur : prenant le commandement de la 15e Division d’infanterie de Limoges, appartenant au 2e Corps d’armée d’Allemagne, mon chef de bureau Opérations me dit : « Mon général, dans les grands exercices, on met la division là où il y a du noir ou du vert sur la carte (il voulait dire les zones urbaines ou boisées). Là, on attend. L’ennemi, intelligent, nous contourne tout en nous matraquant de ses feux. C’est pourquoi, à la fin, nous n’avons pas beaucoup de citations ». Au-delà de la boutade, il disait vrai ; j’avais déjà dû me battre contre cet emploi aberrant comme commandant de régiment d’infanterie de corps d’armée.
Lors du premier exercice d’état-major de la division au sein du corps d’armée, j’ai pu convaincre mon commandant de corps d’armée de me donner, comme aux autres divisions, un secteur propre dans le dispositif, avec mission de conduire une défense d’usure dans la profondeur. Le déroulement de l’exercice a montré la justesse de cette conception d’emploi d’une grande unité d’infanterie.
Dans mes différents postes, j’ai pu aussi réfléchir à la doctrine d’emploi des forces alliées en Centre-Europe, engagées de la mer baltique aux Alpes. Pour simplifier, c’était une dizaine de corps d’armée en ligne, le nez sur le Rideau de fer, dans une mission de défense ferme. La 1re Armée, seule réserve initiale, devait contre-attaquer pour rétablir le dispositif de l’avant face à une percée majeure de l’adversaire. Une telle mission impliquait que les corps d’armée de l’avant ménageassent à la 1re Armée des couloirs libres d’obstacles, ce qui handicapait leur propre défense. On touchait à l’absurde.
Une autre conception eut été de donner aux corps d’armée de l’avant une mission d’usure de l’ennemi sur une profondeur de 100 km ou davantage, la 1re Armée prenant en compte la destruction en terrain libre des forces adverses ayant pu franchir la limite arrière de la zone de combat de ces corps d’armée. Cette conception plus réaliste ne pouvait être acceptée par le gouvernement allemand qui refusait l’idée d’une perte importante de territoire, même provisoire.
J’eus toujours une grande aversion pour la théorie de « l’offensive à outrance », sacralisée avant la Grande Guerre, en particulier par Foch et Grandmaison, mais aussi par Joffre, qui avait rejoint ceux qui prétendaient que la fougue du fantassin peut et doit franchir le mur de feu des canons et des mitrailleuses allemands. On connaît le résultat. « Attaquons… comme la lune », aurait dit Lanrezac, tacticien raisonnable. La même doctrine a prévalu, des deux côtés, avec ses hécatombes humaines, lors des monstrueuses batailles de chars entre Allemands et Russes en 1942 et 1943.
Pour me résumer, je pense qu’il faut répudier définitivement Clausewitz – ce que Raymond Aron a fait magnifiquement par son livre Penser la guerre – Clausewitz –, et redécouvrir Liddell Hart, le théoricien de la stratégie indirecte, ainsi que Sun Tzu, le génie de la victoire sans bataille.
La dissuasion
Nos opérations extérieures de ces dernières décennies ont pu faire oublier que la dissuasion nucléaire demeure le fondement de notre politique pour la défense des intérêts vitaux de la nation. La guerre de Poutine en Ukraine et ses allusions à l’emploi possible de l’arme nucléaire nous rappellent l’importance capitale de la dissuasion.
Un des aspects de la dissuasion est complètement oublié aujourd’hui. Il a été officialisé par Michel Debré, ministre de la Défense de Pompidou de 1969 à 1972 ; c’est celui de la dissuasion populaire. Quid de ce concept ? Debré avait compris que le maillon faible de la dissuasion nucléaire résulte du fait que la crédibilité de celle-ci repose sur un seul homme : le président de la République, sur son caractère, sa détermination, son sang-froid tels que les apprécie l’adversaire potentiel. Je souligne ce dernier point.
Cette fragilité n’est, hélas, pas restée théorique puisqu’un ancien président de la République, Valéry Giscard d’Estaing, en a donné un lamentable exemple. Dans ses mémoires, il écrit que, lui Président, il n’aurait pas appuyé sur le bouton nucléaire. Quel irresponsable aveu ! Il est déjà grave qu’il se soit trouvé dans cet état d’esprit alors qu’il était en haute responsabilité ; il est encore plus grave de l’afficher a posteriori. Ayant pris en compte cet aveu, comment les chefs des puissances auxquelles nous pourrions être confrontés, ne considéreraient-ils pas que les successeurs de Giscard peuvent avoir la même faiblesse ?
Cette fragilité intrinsèque à la dissuasion nucléaire peut être réduite si l’adversaire potentiel est convaincu que, par son patriotisme, son esprit de défense, son refus de l’invasion, le peuple de France sera un appui solide pour renforcer, s’il en était besoin, la détermination de son Président dans une crise pouvant conduire à la guerre, jusqu’à son acmé. Pourquoi un dirigeant raisonnable prendrait-il le risque de faire la guerre à un peuple indomptable ?
Ainsi peut se résumer le concept de « dissuasion populaire », complément nécessaire de la dissuasion nucléaire, pour une dissuasion globale. Cette dissuasion populaire a de nombreux aspects, civique, culturel, psychologique, militaire. Elle est plus facile à énoncer qu’à inculquer, on en conviendra.
Je n’évoquerai ici que le volet militaire. Son incarnation a un nom : la Défense opérationnelle du territoire (DOT). Lorsqu’elle avait encore un contenu, elle comptait plus de 150 000 réservistes pour la seule Armée de terre, à comparer aux 250 000 hommes du corps de bataille après mobilisation. Lorsque, de 1986 à 1988, à Limoges, je fus à la fois commandant de division d’infanterie et commandant de Division militaire territoriale (DMT), je pus évaluer concrètement ce qu’il en était de cette DOT. J’ai bien connu les cadres de ces régiments de réserve, lesquels étaient dérivés chacun d’un régiment de la division d’infanterie, comme l’avait voulu le Cémat Lagarde dans sa grande réforme. Je fus impressionné par la disponibilité, l’enthousiasme, l’esprit de corps de ces hommes. Ils étaient véritablement, chacun d’entre eux dans son milieu social, le ferment actif de cette dissuasion populaire. Nommé inspecteur de la DOT en 1988, je pus mettre à profit mon expérience de commandant de DMT dans mes directives comme lors de mes inspections sur le terrain. Je modifiai radicalement la mission générale de la DOT. Je voulus en finir avec la traque au fond des bois de commandos (les Spetsnaz) supposés infiltrés pour préparer l’invasion soviétique. Je répudiai le concept de « résistance à l’occupant », bien peu dissuasif puisqu’il suppose que le territoire est occupé, pour le remplacer par celui d’« opposition à l’envahisseur ». Le Céma, dont j’étais le subordonné direct et que j’accompagnais dans ses visites aux zones de défense, relayait mon message.
Pour concrétiser cette nouvelle conception de la DOT, j’aurais voulu initier une réforme plus radicale, fondée sur le concept de guérilla populaire tel que nous l’avions élaboré dans une grande commission de l’École de Guerre, que je présidais. Notre thèse : remplacer la DOT du moment par un corps de guérilleros de 500 000 réservistes organisés en petits commandos, chacun se battant là où il vit, et ceci dans toute la profondeur du territoire. Nous avions estimé son coût, mise sur pied et entretien, à celui d’une brigade blindée de 5 000 hommes. C’était donné ! Ce n’était plus une réforme, c’était une révolution. Elle n’était pas dans l’air du temps. J’ai vite compris que je poussais le bouchon trop loin, mais je pense encore aujourd’hui que l’idée était bonne.
La mort de la DOT fut brutale. Le président Chirac saborda le service militaire obligatoire en 1997, contre l’avis de ses chefs d’état-major. Plus d’appelés, donc plus de réservistes, plus d’unités de réserve, plus de ferment actif de l’esprit de défense, de la résistance à l’agression. Une erreur, une faute politique.
Peut-on aujourd’hui nourrir une once d’espérance ? Le Service national universel (SNU), encore embryonnaire, pourrait un jour devenir obligatoire pour les garçons et les filles, soit environ 800 000 par an, effectuant un stage dans l’administration de leur choix, y compris les armées. Beaucoup de ces jeunes découvriraient le civisme, la solidarité, la fraternité, la nécessité d’une défense. Ce pourrait être le début de cette dissuasion populaire évoquée plus haut. Si 40 000 de ces 800 000 jeunes choisissaient chaque année d’effectuer leur stage dans les armées, ce serait 400 000 réservistes potentiels en dix ans. La naissance d’une autre DOT ? Une DOT de citoyens-soldats ? On peut rêver à tout âge !
Pour résumer : la dissuasion nucléaire est un concept complexe, fondé sur les capacités entretenues de l’armement nucléaire et la qualité du corps de bataille, mais aussi sur la détermination du décideur suprême, le président de la République, telle que peut l’apprécier l’adversaire potentiel. Pour pallier cette fragilité conceptuelle, le peuple doit être partie prenante d’une dissuasion globale. Sa résilience, son esprit de défense ne peuvent pas ne pas être pris en compte par l’adversaire potentiel dans son calcul bénéfice-risque. C’est la dissuasion populaire.
Ces réflexions sont inspirées par mon expérience personnelle dans la préparation à une guerre… qui n’a pas eu lieu ! Je me suis limité au niveau national sans oublier toutefois que la France n’est pas ce village d’Astérix résistant à l’Empire romain, tout seul, tout au bout de la Bretagne. C’est pourquoi mes réflexions n’ont de sens qu’élargies à l’Union européenne, dotée d’une défense indépendante et d’une armée, laquelle ne serait, pour commencer, que l’Otan sans les Américains. Mais ceci est une autre histoire qui justifierait un autre développement !
Courriel de l’auteur : jeancot@orange.fr
Cet article a été publié dans la Revue Défense Nationale - Octobre 2023.
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