Le partenariat stratégique Londres-Varsovie
Une alliance conjoncturelle ?
Par Basile GARRÉ, Lou LINGELSER, Ewa MROWIEC, Étienne ROLLING, Gabriel SOMMER et Louis VITRAND, avec le soutien d’EuroDéfense-France
Master 2 Europe de Sciences Po Strasbourg, sous la direction du général Jean-Paul Thonier.
Photo and commentary credit : www.defenceconnect.com.au - Ratified by the United Kingdom’s Foreign Secretary James Cleverly and Defence Secretary Ben Wallace and Poland’s Minister for Foreign Affairs Zbigniew Rau and Minister for National Defence Mariusz Błaszczak, the 2030 partnership is set to expand the bilateral partnership laid out in the 2017 UK-Poland Treaty on Defence and Security Cooperation.
Tout comme le Royaume-Uni et la Pologne ont combattu ensemble pour préserver la liberté en Europe pendant la Seconde Guerre mondiale, le Royaume-Uni et la Pologne sont aujourd’hui à nouveau unis, en première ligne du soutien international à l’Ukraine ». Par ces mots, James Cleverly, secrétaire d’État britannique aux Affaires étrangères, introduit la publication du 2030 Strategic Partnership (1) entre le Royaume-Uni et la Pologne, signé par les ministres des Affaires étrangères et de la Défense des deux parties le 5 juillet 2023. Le 2030 Strategic Partnership, qui prolonge les engagements du Traité de coopération en matière de défense et de sécurité de 2017 (2), reflète l’approfondissement constant de la relation bilatérale de défense entre le Royaume-Uni et la Pologne. Un partenariat dont la signification a pris une nouvelle dimension depuis le 24 février 2022.
En effet, depuis l’invasion militaire de l’Ukraine par la Russie, le Royaume-Uni et la Pologne se distinguent par le poids de leur soutien politique et militaire à l’Ukraine, avec qui les deux États ont signé un pacte de sécurité trilatéral dès le 17 février 2022 (3). Tandis que Londres envoyait 2 000 missiles antichars à Kiev en janvier 2022, Varsovie proposait de procurer des avions de combat à l’armée ukrainienne dès le mois de mars – une initiative soutenue par le secrétaire d’État britannique à la Défense. En outre, le Royaume-Uni et la Pologne ont, à de nombreuses reprises, remis en question les positions françaises et allemandes, jugées alors trop permissives à l’égard de Moscou – un discours porteur pour la majeure partie des États d’Europe centrale et orientale.
À ce titre, l’avènement de la guerre en Ukraine peut renforcer l’idée d’un basculement du centre de gravité de l’Europe vers l’Europe centrale et orientale en matière de politique étrangère et de défense, dont le binôme Pologne–Royaume-Uni serait devenu le porte-parole. Un constat renforcé par les difficultés franco-allemandes à coopérer en matière de défense, notamment sur les grands programmes d’armement, depuis de nombreux mois. Pour autant, le rapprochement en matière de politique étrangère et de défense entre Londres et Varsovie est à relativiser.
Outre sa nature sectorielle, ce partenariat se heurte à des divergences de taille lorsque le spectre des enjeux traités dépasse l’appui politique et militaire à l’Ukraine et la posture de dissuasion vis-à-vis de la Russie.
Un intérêt différent à renforcer le partenariat bilatéral
Dans un premier temps, les raisons ayant poussé les deux États à renforcer considérablement leur partenariat de défense sont distinctes. Une situation renforçant la nature conjoncturelle de cette alliance.
L’intérêt polonais : assurer sa propre sécurité
La Pologne considère le partenariat avec le Royaume-Uni comme un moyen de garantir sa propre sécurité et son intégrité territoriale (4). Bien que Londres voit également la Russie comme une menace sécuritaire de premier ordre, l’attitude polonaise à l’égard de Moscou est une question existentielle et structurante de la politique intérieure polonaise. C’est dans cette optique que, dès 2014, la Pologne s’est érigée en leader du soutien occidental à l’Ukraine. Conscient des limites du partenariat oriental, le renforcement des relations avec Kiev s’inscrit dans la recherche de stabilité régionale, telle qu’exposée dans le document polonais de stratégie nationale (5). L’intégration potentielle de l’Ukraine et, dans des circonstances idéales, de la Biélorussie dans les structures politiques et sécuritaires occidentales, protégerait la frontière orientale de la Pologne, qui cesserait d’être un État de flanc.
L’intérêt britannique : renforcer son rôle de puissance européenne post-Brexit
Pour le Royaume-Uni, le renforcement des relations avec la Pologne s’établit dans une dynamique de restructuration de sa politique de défense nationale – l’Union européenne n’étant plus un théâtre d’action politique. Les motivations britanniques se concentrent ainsi sur la recherche d’une place sur la scène sécuritaire européenne post-Brexit, et d’un rôle de partenaire clé dans la sécurité et la stabilité régionale européenne.
À ce titre, la multiplication des partenariats stratégiques par Londres en Europe se matérialise également par le développement de la Force expéditionnaire conjointe britannique (Joint Expeditionnary Force - JEF) – dont la Pologne ne fait pas partie. Établie lors du Sommet de l’Otan à Cardiff en 2014, la JEF est un corps expéditionnaire regroupant plusieurs pays d’Europe orientale et du Nord (Danemark, Finlande, Estonie, Islande, Lettonie, Lituanie, Pays-Bas, Suède et Norvège), sous commandement britannique. Cette initiative s’inscrit dans le cadre du Framework Nation Concept (FNC) de l’Otan, une structure qui permet d’agréger une coalition de pays européens autour d’un État chef de file – avec comme objectif de favoriser le développement de capacités militaires interopérables et complémentaires. Depuis l’invasion de l’Ukraine, la JEF tente de prévenir toute tentative de déstabilisation russe dans le nord de l’Europe et est déployée en mer Baltique depuis novembre 2023 (6).
La différence de nature du partenariat transatlantique
Le partenariat bilatéral avec les États-Unis et l’Otan représentent les piliers de la politique de défense du Royaume-Uni et de la Pologne. Depuis de nombreuses années, Varsovie tente d’assurer la présence des troupes américaines sur son territoire – les premiers soldats américains ont commencé à être stationnés en Pologne en 2012 (7). Du point de vue britannique, la « relation spéciale » avec les États-Unis est primordiale dans le cadre de la nouvelle stratégie Global Britain (8). En parallèle, contrairement à de nombreux pays européens, la Pologne et le Royaume-Uni ont maintenu de très bonnes relations avec l’Administration Trump (2017-2021).
Pour autant, les natures et les attentes du partenariat bilatéral avec Washington diffèrent pour Varsovie et Londres. Pour le Royaume-Uni, les États-Unis représentent un partenaire mondial avec lequel la relation de défense dépasse le cadre euro-atlantique. Bien que la défense collective demeure centrale dans sa politique de défense, le Royaume-Uni considère depuis de nombreuses années la Chine comme une des principales menaces à la stabilité mondiale (9). Une priorité stratégique qui se traduit notamment par l’intégration britannique à l’accord de coopération militaire AUKUS, rendu public le 15 septembre 2021.
À l’inverse, la Pologne est l’un des grands partisans d’une forte présence militaire américaine en Europe. Conscient du pivot asiatique des États-Unis, Varsovie souhaite notamment consolider l’investissement américain en Europe via la signature régulière de contrats d’armement d’ampleur. Entre 2020 et 2023, la Pologne a conclu l’achat de 32 avions F-35 Lightning II (2020), 250 chars M1A2 Abrams SEPv3 (2021), 116 M1A1 Abrams (2023) et a obtenu l’autorisation d’achat du Système intégré de commandement de combat (IBCS) développé par Northrop Grumman. En parallèle, les deux États ont signé en août 2020 le Poland–United States Enhanced Defense Cooperation Agreement, en vertu duquel le quartier général avancé du 5e Corps d’armée (V Corps) américain a été établi à Poznań (10). En 2023, environ 10 000 militaires américains étaient stationnés en Pologne (11).
À ce titre, des divergences entre la Pologne et le Royaume-Uni sont visibles sur la question du prochain sommet de l’Otan à Washington. Si Varsovie entretenait depuis plusieurs années un dialogue ouvert avec Pékin, accueillant par exemple de manière positive l’initiative des Nouvelles routes de la soie, cette relation s’est aujourd’hui nettement dégradée du fait de la position de Pékin vis-à-vis de la guerre en Ukraine (12). Pour autant, la Pologne entend bien continuer à mettre sa propre sécurité au rang des premières préoccupations de l’Otan : « la priorité pour la Pologne est axée sur l’élargissement de l’Alliance à l’Ukraine » (13). À l’inverse, « la poursuite de l’ancrage américain en Europe pour les Britanniques, qui possèdent l’arme nucléaire, donne lieu à un débat complètement différent. Le Royaume-Uni est très proche des positions américaines, mettant l’Indo-Pacifique et la confrontation avec la Chine au cœur du sommet de Washington » (14). À ce titre, le Royaume-Uni soutient la volonté américaine d’investir davantage les Européens en Indo-Pacifique et est partisan d’un dialogue renforcé entre les alliés et les partenaires en Asie-Pacifique (15).
Les limites du pacte de sécurité trilatéral
Nous mentionnions précédemment le renforcement des relations entre le Royaume-Uni, la Pologne et l’Ukraine. Une dynamique marquée par la publication d’une déclaration commune sur le renforcement de la coopération et du soutien à l’Ukraine face à la politique agressive de la Russie le 17 février 2022. Bien que particulièrement symboliques, ces initiatives sont loin de faire émerger une véritable alliance. Deux ans après la publication de la déclaration, aucun mécanisme de consultation politique, tel que le format polono-britannique Quadriga (qui réunit les ministres des Affaires étrangères et de la Défense), n’a été créé.
En outre, plusieurs facteurs ont contribué au refroidissement de la relation polono-ukrainienne, qui avait atteint son paroxysme au lendemain de l’invasion russe de l’Ukraine. Outre l’incident de Przewodów (novembre 2022), au cours duquel deux Polonais ont été tués par la chute accidentelle d’un missile de défense aérienne ukrainien en Pologne (l’Ukraine a officiellement nié qu’il s’agissait de son missile (16)), le gouvernement PiS (17) avait annoncé le 20 septembre 2023 l’arrêt des livraisons d’armes à l’Ukraine, sur fond de crise céréalière (18).
Pour conclure
Si un rapprochement entre la Pologne et le Royaume-Uni en matière de politique étrangère et de défense est indéniable, les deux États conservent de nombreux intérêts divergents sur des questions structurantes. À ce titre, l’émergence d’un véritable axe Londres-Varsovie relève en partie du domaine des perceptions et des récits, plus que d’un véritable changement structurel en matière de défense et de sécurité collective européenne.
23 janvier 2024
(1) FOREIGN COMMONWEALTH & DEVELOPMENT OFFICE, « UK–Poland 2030 Strategic Partnership Joint Declaration on Foreign Policy, Security and Defence », 6 juillet 2023 (https://www.gov.uk/).
(2) FOREIGN COMMONWEALTH & DEVELOPMENT OFFICE, « UK/Poland: Treaty on Defence and Security Cooperation [TS No.3/2018] », 24 juillet 2018 (https://www.gov.uk/).
(3) FOREIGN COMMONWEALTH & DEVELOPMENT OFFICE, « United Kingdom, Poland and Ukraine Foreign Ministers’ Joint Statement, February 2022 », 17 février 2022 (https://www.gov.uk/).
(4) LISIAKIEWICZ Rafał, « Poland’s conception of European security and Russia », Communist and Post-communist Studies, n° 51, 2018, p. 113-123 (https://doi.org/10.1016/J.POSTCOMSTUD.2018.04.001).
(5) MOLDOVAN Anton, « Poland’s National Security Policy in a New Regional Security Environment. Case Study: National Security Strategy of Poland (2014) », Torun International Studies, vol. 1, n° 11, 2018 (https://doi.org/10.12775/TIS.2018.008).
(6) « JEF Sending Ships to Increase Protection of Baltic Sea Undersea Infrastructure », ERR News, 28 novembre 2023 (https://news.err.ee/1609178815/jef-sending-ships-to-increase-protection-of-baltic-sea-undersea-infrastructure).
(7) BRZEZINSKI Ian, « US Aviation Detachment Establishes Permanent Presence in Poland », Atlantic Council, 9 novembre 2012 (https://www.atlanticcouncil.org/).
(8) CABINET OFFICE, Global Britain in a Competitive Age: the Integrated Review of Security, Defence, Development and Foreign Policy, 2021 (https://www.gov.uk/).
(9) MAGILL Peter et REES Wyn, « UK Defence Policy After Ukraine: Revisiting the Integrated Review », Survival, n° 64, 2022, p. 87-102.
(10) US DEPARTMENT OF STATE, « Agreement between the Government of the United States of America and the government of the Republic of Poland on Enhanced Defense Cooperation », 15 août 2020 (https://www.state.gov/).
(11) MINISTÈRE DE LA DÉFENSE NATIONALE DE LA RÉPUBLIQUE DE POLOGNE, « Zwiększenie obecności wojskowej USA w Polsce », 2023 (https://www.gov.pl/web/obronanarodowa/zwiekszenie-obecnosci-wojskowej—usa-w-polsce).
(12) BACHULSKA Alicja, « Breaking the Mold: Poland Changes Course on China Policy amid War in Ukraine », CHOICE, 13 juin 2023 (https://chinaobservers.eu/).
(13) Entretien avec un diplomate du ministère de l’Europe et des Affaires étrangères.
(14) Ibidem.
(15) KIM Eric, LUCAS Hans-Dieter, REYNOLDS Jeffrey et YANO Hazumu, « NATO’s position and role in the Indo-Pacific », Defence Studies, vol. 22, n° 3, 2022, p. 510-515.
16) Pour en savoir plus concernant le point de vue polonais sur cette situation, lire PARAFIANOWICZ Zbigniew, Polska na Wojnie, Warszawa, 2023, 264 pages. Cet ouvrage contient des entretiens anonymes avec des diplomates, des hommes politiques et des responsables militaires polonais sur les relations polono-ukrainiennes.
(17) NDLR : Le parti Droit et Justice, ultraconservateur et nationaliste, avec sa coalition Droite unie, a perdu la majorité absolue à la Diète lors des élections d’octobre 2023. L’opposition groupée dans trois coalitions a ainsi pu former un gouvernement autour de Donald Tusk en décembre. À noter que le ministre de la Défense nationale est l’un des deux vice-Premiers ministres (avec le ministre de la Numérisation) de ce nouveau gouvernement.
(18) VINOGRADOFF Luc, « Comprendre les tensions entre la Pologne et l’Ukraine, de l’exportation des céréales à l’imbroglio sur les livraisons d’armes », Le Monde, 21 septembre 2023 (https://www.lemonde.fr/).
Note du webmaster :
Depuis un certain nombre d'années, Jean-Paul Thonier, GCA ( 2s), membre du Conseil d'EuroDéfense-France, propose aux étudiants Master 2 Etudes Européennes et Internationales (5ème année) de l'EP de Strasbourg un mandat d'Études, tout en assurant le tutorat de ce groupe de travail.
Cette année (2023-2024), le mandat portait sur les partenariats stratégiques en Europe. Le groupe de travail de 6 étudiants a produit un travail de très bonne qualité, dont certains extraits ont été publiés sous forme de 2 articles dans la revue de Défense Nationale de Février 2024 (No 867).
https://www.defnat.com/e-RDN/vue-article.php?carticle=23372&cidrevue=867
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