Le tandem franco-allemand au défi d'une coopération renforcée ....
... en matière de défense
Par Basile GARRÉ, Lou LINGELSER, Ewa MROWIEC, Étienne ROLLING, Gabriel SOMMER et Louis VITRAND, avec le soutien d’EuroDéfense-France
Master 2 Europe de Sciences Po Strasbourg, sous la direction du général Jean-Paul Thonier, membre du Conseil d'EuroDéfense-France
Article paru dans la Revue de Défense Nationale -
Le couple franco-allemand est perçu comme solide et moteur, dû à son histoire et son rôle incontournable dans la construction européenne. À ce titre, la France et l’Allemagne sont des acteurs essentiels de l’architecture de défense européenne, aucun autre partenariat bilatéral ne possédant autant de ressources et de savoir-faire communs (1). Le pilier européen semble attendu au tournant d’une « Europe de la défense », dans un contexte sécuritaire international caractérisé par un retour de la guerre de haute intensité en Europe et une montée des tensions globales. Toutefois, développer une coopération renforcée en matière de sécurité et de défense représente un défi majeur : des différences fondamentales subsistent entre la France et l’Allemagne, et enrayent cette ambition. Malgré un engagement politique fort, des projets opérationnels aboutis et approfondis, la perception immédiate des menaces et le cadre d’engagement de la force armée ne sont pas les mêmes de chaque côté du Rhin et conduisent à des stratégies de défense différenciées en matière opérationnelle et industrielle.
Le poids des divergences de perception
Bien qu’animé par une volonté politique forte, le partenariat de défense franco-allemand s’est heurté depuis la fin de la guerre froide à une divergence deperception des menaces. L’histoire et la situation géographique différenciée de la France et de l’Allemagne impliquent des différences de mentalités et donc des différences de perception des événements. L’invasion de l’Ukraine par la Russie fut par exemple perçue beaucoup plus intensément en Allemagne qu’en France (2).
Géographiquement parlant, l’Allemagne est plus proche de la Russie et donc tend davantage à craindre son potentiel de nuisance. Le général Jean-Pierre Metz, ancien attaché de défense en Allemagne (2020-2023), rappelle que « Berlin est à 4 minutes de vol de missile supersonique tiré depuis l’enclave de Kaliningrad. (…) De Berlin, vous êtes plus rapidement à Kiev qu’à Nantes par exemple, donc vous avez une vraie notion de proximité » (3). Le choc émotionnel de la guerre en Ukraine, bien plus fort en Allemagne qu’en France, ne s’explique pas seulement par la proximité géographique, mais aussi par l’histoire de l’Allemagne, son empreinte dans l’Est de l’Europe et sa relation complexe avec la Russie.
D’un point de vue historique, les pays européens marqués par l’expérience soviétique demeurent alertes vis-à-vis de la menace russe et privilégient la sécurité du flanc oriental qui n’était plus au cœur des priorités d’un certain nombre de pays d’Europe occidentale depuis le début des années 2000. Cette différence s’applique notamment aux politiques de défense française et allemande. Elle témoigne de cette divergence de perception des menaces : « la France regarde autant vers le Sud que vers l’Est. L’Allemagne n’a historiquement, d’abord, regardé que vers l’Est » (4).
Cette différence de perception des menaces engendre des discordances de stratégies et de priorités qui ont pu complexifier de facto la coopération franco-allemande en matière de défense.
Une collaboration industrielle de défense en dents de scie
Symbole politique fort, la coopération capacitaire permet à la fois de favoriser l’interopérabilité des forces armées et de partager les coûts de conception et de production entre partenaires. C’est dans cette optique que deux programmes franco-allemands majeurs ont été annoncés en 2017 : le Système de combat aérien du futur (SCAF) et le Système principal de combat terrestre (MGCS). Pour autant, différences de priorités et divergences industrielles semblent aujourd’hui mettre en péril l’avenir de ces programmes – une situation symptomatique des difficultés franco-allemandes à coopérer en matière industrielle de défense (5).
Cette dynamique s’explique notamment par les différences de conception et d’intérêt pour l’industrie de défense. Selon Gaspard Schnitzler, directeur de recherche à l’Institut des relations internationales et stratégiques (Iris) spécialisé sur les questions de défense européennes et d’industrie de l’armement, la France dispose historiquement d’une « réelle politique et stratégie industrielle de défense », axée sur le développement d’une Base industrielle et technologique de défense [BITD] et sur la dissuasion nucléaire. « On a donc une Direction générale de l’armement [DGA] forte, qui pilote les programmes d’armement, on a une vision industrielle, on a un soutien à l’export » (6). À l’inverse, « les Allemands se sont longtemps désintéressés de leur industrie de défense, l’ont considéré comme une industrie comme une autre ».
Il est à noter que la position allemande sur le sujet semble évoluer : « depuis 2016-2017, il y a un changement côté allemand, une prise de conscience qu’il ne s’agit pas d’une industrie comme une autre, qu’il faut la protéger » (7). Cette volonté est renforcée par le constat d’un sous-investissement dans l’outil de défense allemand pendant des années. À ce titre, si cette prise de conscience avait pu favoriser la coopération franco-allemande et européenne, de nombreux responsables allemands se montrent désormais réticents à une plus grande coopération industrielle avec la France par la crainte d’un transfert de compétence et une perte de pouvoir décisionnel (8).
De plus, l’utilisation allemande du fonds spécial de 100 milliards d’euros, destiné à renforcer les capacités de défense du pays, fut source d’incompréhension à Paris. L’exemple le plus évocateur est l’achat des Lockheed Martin F-35 Lightning II par l’Allemagne pour remplacer leurs Panavia Tornado (développés par le Royaume-Uni, l’Italie et l’Allemagne de l’Ouest). En réalité, le général Metz et Gaspard Schnitzler s’accordent à dire que si les Français se sont sentis offensés, il s’agit avant tout d’une mécompréhension. Dans le cadre de l’Alliance atlantique, les Allemands « doivent pouvoir emporter ces armes nucléaires sur des avions, avions qui doivent être certifiés pour l’emport de ces armes par les Américains. (…) Ce sont les Américains qui ont mis une pression telle aux Allemands pour qu’ils achètent le F-35 en leur disant qu’ils ne certifieraient aucun autre avion » (9). Si l’achat de F-35 ne relève pas de la trahison, quand bien même il a pu être ressenti de la sorte, d’autres projets furent abandonnés et représentent aujourd’hui aux yeux de certains observateurs des « ratés » de la coopération industrielle franco-allemande. Citons par exemple la décision allemande d’acheter des Boeing P-8 Poseidon – mettant en péril le projet d’avion de patrouille maritime franco-allemand MAWS – ou des hélicoptères de transport lourd Boeing CH-47 Chinook, tout en choisissant de ne pas participer au développement du standard 3 de l’hélicoptère de combat Tigre (10).
Ces choix discordants s’expliquent notamment par une différence de perception du contexte, des menaces et de l’urgence. Les Allemands, dont l’armée n’est pas dans le même état que celle des Français, « considèrent que la priorité, c’est de remplacer, de combler leurs lacunes capacitaires et de reconstituer leur stock le plus rapidement possible, peu importe d’où proviennent les équipements » (11).
La guerre aux portes de l’Europe associée à un manque capacitaire semble nourrir en Allemagne un sentiment d’insécurité et d’urgence. Ces décisions allemandes, qui garantissent la protection et la sécurité de leur territoire à court terme, contribuent « à renforcer les dépendances extérieures et à fragiliser la BITD européenne » (12).
Une coopération capacitaire et opérationnelle développée, compromise par un cadre d’engagement des forces armées différent
La coopération capacitaire et opérationnelle représente un autre volet crucial du partenariat franco-allemand dans le domaine de la sécurité et de la défense.
De ce point de vue, la relation bilatérale entre l’Allemagne et la France comporte des atouts incontournables. La Brigade franco-allemande (BFA), créée en 1989, qui dispose d’unités françaises, allemandes et mixtes auxquelles s’ajoutent des capacités belges, espagnoles et luxembourgeoises, est unique au monde et a notamment fait ses preuves au Kosovo. Pour autant, la chaîne de commandement de la BFA est double, ce qui, selon le général Metz, ne simplifie ni la planification ni les déploiements opérationnels (au Mali, les unités de la BFA opéraient chacune sous commandement national et dans un cadre d’engagement différent). Un autre élément notable, qui a aujourd’hui quelque peu perdu sa coloration franco-allemande, est le Corps européen. Créé en 1992, l’Eurocorps (13) rassemble désormais six Nations (France, Allemagne, Belgique, Espagne, Luxembourg et Pologne). L’Allemagne et la France ont, entre autres, œuvré à la création d’une formation autour du Tigre (avec une école franco-allemande) ou de l’Escadron de transport binational sur C-130J sur la Base aérienne 105 d’Évreux.
De plus, à la fin de la guerre froide, l’usage des armées françaises et allemandes s’est diversifié et toutes deux se sont investies en dehors du continent européen dans des coalitions multilatérales. Ces opérations extérieures, auxquelles l’Allemagne n’avait jamais participé avant 1990, ont amené les deux États à travailler ensemble à de nombreuses reprises. Lorsque la France et l’Allemagne travaillaient de concert dans le cadre de l’Otan notamment, « c’était standardisé et nous avions la capacité de faire des grands exercices, de s’entraîner ensemble » (14).
Cela améliorait la compréhension mutuelle entre les deux partenaires, alors qu’aujourd’hui, selon le général Metz, « on se connaît de moins en moins bien ».
Au-delà d’une perte de compréhension mutuelle, il existe au cœur du tandem franco-allemand une différence fondamentale. Le cadre d’engagement des forces armées n’est pas le même en Allemagne et en France. En effet, la Bundeswehr a été créée au sein de l’Otan, ce qui limite drastiquement son usage, induisant une différence importante avec l’armée française et ainsi des différences stratégiques.
De plus, « le Parlement allemand, n’autorise des opérations de la Bundeswehr que dans le cas de l’ONU, de l’Otan ou de l’Union européenne. La France, elle, s’autorise le droit de faire participer des efforts à des coalitions ad hoc qui n’ont pasforcément un mandat du Conseil de sécurité des Nations unies, qui ne se passe pas dans le cas de l’Otan ou qui ne sont pas commandés par l’UE » (15). La France est de ce point de vue plus autonome, ou jouit en tout cas d’une plus grande liberté dans l’emploi de son armée. Le cadre allemand, plus restrictif, implique par exemple que « les forces allemandes ne peuvent être employées que pour la défense de l’Allemagne et de l’Otan, mais ne peuvent pas être employées dans un autre cadre sur le territoire national allemand » (16). Pour autant, un recentrage sur la défense collective en Europe, impliquant de facto l’Otan et une convergence des missions, pourrait représenter un contexte favorable à la relance de la coopération opérationnelle franco-allemande.
Pour conclure
La coopération franco-allemande, bien que centrale en Europe, fait face à des divergences importantes dans le domaine de la défense et de la sécurité, divergences qui fragilisent « l’axe franco-allemand » et remettent en question sa centralité. Malgré des orientations politiques similaires et un rapprochement indéniable des positions des deux voisins européens (Otan, recentrage des missions sur l’Europe), la France et l’Allemagne peinent encore à s’accorder sur des sujets essentiels. Bien que confrontés aux mêmes enjeux, les différences historiques et géographiques entre les deux pays demeurent prégnantes et conditionnent en partie leurs choix, différents, parfois discordants. Cependant, ce n’est pas parce qu’il y a des mésententes, des divergences, des obstacles dans la relation entre Paris et Berlin que le « couple », le moteur franco-allemand a cessé d’exister (17). Il paraît toutefois nécessaire de souligner que dans le contexte sécuritaire actuel, alors que de nombreux regards se tournent vers « l’axe franco-allemand » pour redonner une impulsion à l’Europe, notamment en matière de défense, des discordances existent entre les deux partenaires et freinent la coopération, remettant en question la conception « d’axe », comme central et indépassable. Enfin, si l’Allemagne et la France divergent sur la manière de renforcer la coopération franco-allemande, les deux pays s’accordent au moins sur l’objectif en tant que tel (18).
22 janvier 2024
(1) GIEGERICH Bastian, « Coopération franco-allemande de sécurité et de défense et autonomie stratégique européenne » (traduit par Cyril Frey), RDN n° 821, juin 2019, p. 43-49 (https://doi.org/10.3917/rdna.821.0043).
(2) Ibidem.
(3) Entretien avec le général de division Jean-Pierre METZ.
(4) Ibid.
(5) THIÉRIOT Jean-Louis, « Premières leçons de la guerre en Ukraine », RDN n° 858, mars 2023, p. 19-24 (https://doi.org/10.3917/rdna.858.0019).
(6) Entretien avec Gaspard SCHNITZLER.
(7) Ibid.
(8) GIEGERICH Bastian, op. cit.
(9) Entretien avec Gaspard SCHNITZLER, op. cit.
(10) NDLR : L’École franco-allemande de Luc destinée à la formation des équipages du Tigre ouverte en 2003 fermera en 2028 selon la presse locale.
(11) Ibid.
(12) Ibid.
(13) NDLR : voir l’article sur l’Eurocorps dans ce numéro, p. 93-98.
(14) Entretien avec le général METZ.
(15) Ibid.
(16) Ibid.
(17) DEMESMAY Claire, MAURICE Paul, STARK Hans et VAILLANT Jérôme, « La relation franco-allemande malgré tout », Allemagne d’aujourd’hui, n° 244, janvier-mars 2023, p. 3-9 (https://doi.org/10.3917/all.244.0003).
(18) Ibid.
Note du webmaster :
Depuis un certain nombre d'années, Jean-Paul Thonier, GCA ( 2s), membre du Conseil d'EuroDéfense-France, propose aux étudiants Master 2 Etudes Européennes et Internationales (5ème année) de l'EP de Strasbourg un mandat d'Études, tout en assurant le tutorat de ce groupe de travail.
Cette année (2023-2024), le mandat portait sur les partenariats stratégiques en Europe. Le groupe de travail de 6 étudiants a produit un travail de très bonne qualité, dont certains extraits ont été publiés sous forme de 2 articles dans la revue de Défense Nationale de Février 2024 (No 867).
https://www.defnat.com/e-RDN/vue-article.php?carticle=23371&cidrevue=867
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